Viens la mort on va danser
le monde attend... Drut, peut-être? Le panneau s'allume. Guy
Drut, médaille d'or, crie, lève les bras au ciel. Bon Dieu! J’aurai peut- être
mes photos dans la presse française ce soir.
Du marathon je ne garderai que quelques images
saccadées, comme le souffle qui cogne dans le creux de la poitrine.
La pluie salue le vainqueur des 42
kilomètres. Il fait couler dans sa bouche le jus d'une éponge un peu sale.
A quoi a-t-il pensé pendant tout ce temps ?
Malgré les années, je me souviens bien du
choc de chaque foulée èt de la fatigue qui alourdit les cuisses.
Je pense parfois encore au traitement
chinois qui aurait pu changer le cours de cette nouvelle vie. Des années
d'aiguilles enfoncées patiemment tous les jours dans les points fictifs et
puis, après tout ce temps, la guérison : le premier pas et encore un autre, la
première foulée, heurtée, hésitante, qui s'affermit de jour en jour. Dix ans à
ne voir que ses progrès et son nombril. Dix ans face au miroir, pour bondir et
se perdre dans la rue en criant : « Qui suis-je? » Voilà ce que j'aurais peut-
être fait si la guérison m'avait touché. Je serais peut-être là sur les routes
du mont Royal, crevant à chaque pas les ampoules de mes pieds, hurlant en
silence sous cette pluie imbécile.
Maintenant, si je guérissais, je ferais
gronder mon sang jusqu'à l'entrée du stade et là, devant cent cinquante mille
spectateurs, j'irais éclater mon cœur pour me libérer de cette peau. Oui, je
courrais jusqu'à en mourir pour retrouver ma liberté, mes idées neuves, ma
ville perdue sous le lagon, mes silences en dehors du temps.
Ce coureur de marathon n'est qu'un pantin, et
moi, j'ai failli lui ressembler en cherchant la guérison. Encore une année,
deux, dix, cent — pourquoi pas? Encore un effort et tu marcheras! Tu feras pipi
tout seul et tu jouiras en faisant l'amour. Mais ils n'ont pas compris que la
liberté est dans ma tête. Ils n'ont pas compris, ces vendeurs de guérison, que
nous n'avons plus les pieds sur terre et qu'il ne nous importe pas d'être «
virils » pour jouir. Que nous importe de pénétrer, de dominer quand la
tendresse est ailleurs ?
Que venez-vous déranger mon Eden avec vos
mirages ! Où me conduiraient donc- mes jambes ? Au champ d'honneur peut-être,
pour y cueillir des médailles. Au boulot pour marquer la cadence. Et si j'en
avais quatre, de jambes, au cimetière d'Asnières parmi les chiens.
Le coureur vient de s'écrouler dans une
flaque d'eau. Il bave, vomit, ses yeux se révulsent. Il fait dans sa
culotte,-le beau médaillé olympique, comme le beau médaillé du Viêt-Nam
agonisant dans une mare de sang et d'excréments. Il n'a plus qu'à se moucher
dans son drapeau et à ramper jusqu'aux honneurs.
Je n'ai pas envie de rire, ni d'applaudir
ces martyrs déformés par la douleur car, moi aussi, j'ai couru au cul de la vie
sans comprendre qu'elle était là, en dedans : ni dans les muscles, ni dans les
couilles, mais plus au fond, derrière les tripes, au point de convergence de
toutes les énergies, au cœur du Hara, au cœur du cœur.
V
LE GRAND BOND
On range les survêtements et les chronos. On se pare et se bichonne le cœur pour
la cérémonie de clôture.
Venues du fond de l'histoire, au son des tambours
de guerre, les tribus indiennes font leur apparition dans le stade. Lentement,
lourdement, comme pour réveiller l'ancien grondement des bisons, quand leur
terre avait encore une âme. Puis des tipis gigantesques sont montés en un tour
de main, en un souffle, comme des montgolfières. La pelouse ressemble à une mer
de plumes, de cuirs fauves, de hampes enrubannées sur laquelle douze mille
athlètes sont rassemblés. (Moins les Africains retournés chez eux en signe de
protestation contre la Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud.)
Sur un grand panneau lumineux apparaissent
les images de Moscou, le prochain rendez-vous de 1980. Quelqu'un me met dans la
main une bougie remplie d'un liquide vert phosphorescent et, peu à peu, les
lumières s'éteignent dans le stade. Devant moi, derrière moi, autour de moi,
sur fond de tambour, cent cinquante mille bougies sont allumées. Ce spectacle,
le plus éblouissant que j'aie jamais vu, me donne le frisson. Cette marche de
l'histoire du peuple indien noue la gorge et arrache des larmes.
Un joueur de trompette, seul au-pied de la
flamme» lance un appel, comme le joueur d'Hamelin entraînant au son de sa flûte
les
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