Viens la mort on va danser
ont su ne jamais perdre ma trace.
Manuel — l'artiste écorché — rentrera tout à l'heure. Il me parlera de
Barcelone, de la « colonia Tovar », ce village allemand perché dans les
montagnes. José — mon ami diplomate bronzé comme un Indien, raffiné, jusque
dans les moindres détails et qui m'hébergea quand ma barque était à la dérive —
José sortira de sa poche son album d'images. Alors que j'habitais chez lui, au
milieu des statuettes péruviennes, des fresques en bois sculpté représentant
des scènes religieuses, je retrouvais le calme, l'harmonie, Son appartement
était une véritable serre odorante (cette façon qu'il avait de composer de
gigantesques bouquets de fleurs !). José s'asseyait, prenait son chien sur ses
genoux, le fidèle Nica qui avait échappé aux guerres civiles du Nicaragua où il
était né, et nous parlions. Souvent il s'arrêtait, comme en équilibre sur un
mot, et Ouvrait pour moi le grand livre de la jungle, peuplé de ses héros : Don
Fernando, qu'il avait connu. Papillon, le trésor de sa famille enfoui quelque
part au Pérou... Partout dans le monde, depuis que je me suis évadé, depuis que
le monde existe pour moi, j'ai pu m'abreuver chez des hommes comme ceux-là.
Je me terre dans ma chambre vide et me prépare
des rêves, un peu comme la marmotte, les yeux clos, tendant l'oreille aux
chants des abeilles. Je tends l'oreille à Manuel et à José.
Il y a un an, je m'étais sauvé de ce pays,
déçu, presque éconduit, comme si Caracas n'avait pas de sang, pas de cœur ou
comme si le cœur était un mal, presque un sacrilège. Ici tout se paie, tout est argent. C'est un pays de
truands, de mafiosi, de contrastes aussi : il y a la beauté et la gentillesse
des paysans et des pêcheurs — il y a les chancres des villes. Maintenant, je
n'attends plus rien de cette ville-piège, ville-oubliette bordée de pauvreté et
de fausse richesse.
Bolivar, à la tête crottée de pigeons, reconnaîtrait-il
son pays éclairé de néons sous lesquels roulent des diligences de chrome et
d'acier? Reconnaîtrait-il ses cow-boys, les mains dans les poches trouées,
allant pointer au chômage? Qu'y avait-il donc sur cette terre du Venezuela pour
que je m'accroche, pour que je roule mon fauteuil aux portes des
tout-puissants? Sans doute le regard des paralysés de l'hôpital Perez Carneo,
la tête des pêcheurs de Los Roques qui nous grillaient le poisson sur un petit
feu entre trois pierres de corail, et la jungle odorante, parsemée d'orchidées.
Qu'y avait-il dans ma tête, dans mon corps en cavale pour que je lutte, colosse
encagé, géant ridicule, face aux banques et aux multinationales ?
« Oui, pourquoi? dirait l'oiseau. Te voilà
à nouveau au pied de la montagne, assis sur ton échiquier. Tu as joué les
cavaliers et les fous, tu as perdu tes tours et ta dame, et maintenant tu n'es
plus qu'un roi qui erre en attendant la « grande rencontre », et. qui ira
bientôt s'installer au café pour allonger les heures. Tu resteras là, les yeux
flétris dévorant les visages autour de toi. Pour engager un dialogue, tu
pousseras ton fauteuil et ton cœur se serrera devant cette personne qui ne te
parle pas. Tu mangeras sans savoir pourquoi tu manges et, à la fin du repas, tu
reprendras un café, bien que tu n'aimes pas le café. Tu en commanderas deux :
un pour toi, que tu tourneras avec ta petite cuillère, et un pour l'autre. Tu
tournes, tu tournes, accroché au bastingage de ton fauteuil, jusqu'à en avoir
la nausée. Tu tournes, tu tournes et reviens perpétuellement à cette copie
ratée, à cette page que tu devrais tourner, tourner !
Soit, l'oiseau; je remonte une expédition
et je pars en Amazonie. J'irai vivre chez les Indiens Yanoama au nord du
Brésil, dans le haut Xingû.»
Mais je n'ai même pas eu besoin de dire ces
mots-là, ni à l'oiseau ni à l'attachée culturelle de l'ambassade du Brésil.
Celle-ci m'accueille avec un grand sourire.
Nous nous connaissons bien; c'est de là que j'avais entrepris ma précédente
traversée de l'Amazonie. Elle sait déjà que je veux retourner dans la selva, au milieu des cris d'oiseaux et des silences
de brume. Elle sait bien que Caracas n'est pas le Venezuela et que sur les
bords des rios planent d'autres vérités, parfois simples, parfois inquiétantes
comme les nuages, qui traversent les yeux des indigènes les « Enfants de la
Lune ».
« Un avion part dans une semaine.
- Pensez-vous que le pilote acceptera de
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