Viens la mort on va danser

boulot de professeur agrégé à l'université de
Montréal pour venir ici avec Sauveur. Ici, je me fais beau, comme pour une
épousée. Le samedi soir, après la séance, je m'allume un joint, pas la merde
qu'on trouve dans le bas de la ville, mais de la colombienne, brune et forte,
qui me fait danser la tête et le corps. Je deviens léger et beau et puis, sur
la plage de Santa Monica, je m'en vais seul courir et nager, heureux comme les
oiseaux qui passent là- haut dans le ciel de neige de l'île d'Orléans. »
    Les cheveux de Mike ont repris leur teinte habituelle.
La dernière fois que je l'avais vu, il avait expérimenté, en bon nutritionniste
qu'il est, .un traitement à base de carotène et ses cheveux, un peu
grisonnants, étaient devenus auburn.
    A quarante-trois ans, Mike, qui est
paraplégique depuis douze ans, tient une forme exceptionnelle. Mieux encore, je
le trouve plus mince et plus musclé.
    Nous chargeons nos deux fauteuils dans sa
vieille Plymouth et nous voilà partis vers ce qui m'apparaît comme un nouvel
objet de désir chez lui. Une heure plus tard, nous arrivons dans un quartier
d'une autre agglomération, plein de maisons individuelles, de jardins et de
calme.
    Mike me fait pénétrer dans une de ces
maisons où nous sommes accueillis par Terry, une jeune fille de quatorze ans,
et son frère Bob. Le père, lui, fait de la mécanique dans le garage.
    « Terry, va mettre ton maillot », dit Mike.
    Il enfile son survêtement et se dirige en équilibre
sur les roues arrière jusqu'au milieu de la pelouse. Il s'attache les jambes,
passe une large ceinture de cuir derrière le dossier de son fauteuil et
commence des exercices d'assouplissement.
    Terry revient dans un maillot violet de gymnaste.
Son corps est mince, souple, avec de longues jambes et deux petites pointes de
seins. Mike la prend par la taille et l'élève au-dessus de lui avec aisance.
    Elle s'incline de côté, plie une jambe,
lance l'autre vers le ciel, fait l'oiseau puis, lentement, ils font un exercice
de mains à mains. Soudain, Mike lance un ordre : après un saut périlleux
arrière, Terry retombe aux pieds de Mike en grand écart. J'applaudis.
    Au bout d'une heure d'exercice, au cours de
laquelle j'ai pris quelques clichés, ils arrêtent. Mike est tout souriant.
    « Si tu travailles comme ça, Terry, ce sera
un vrai succès.
    - Qu'allez-vous faire ?
    - Nous passons à la télévision dans deux
semaines. Il y aura, d'après les sondages, vingt-cinq millions de
téléspectateurs. J'espère aller ensuite dans différentes villes des Etats-Unis
pour présenter notre numéro. »
    Et il ajoute :
    « Ce soir, je te montrerai mon costume de
scène.
    Et qu'est-ce qu'en pense ta femme?
    Elle n'est pas tellement contente. Elle
n'aime pas ce côté Show exhibition, ni l'idée que je puisse voyager pendant qu'elle resterait ici à travailler à
l'hôpital de rééducation. Tiens, tu devrais m'accompagner. Tu serais mon manager. Moi je n'ai jamais rien compris à
l'organisation. Avec ton amour de la route, ça t'irait bien comme job. »
    En rentrant le soir, je repensai à Mike et
à son costume pailleté. Il y a quelques années, alors que je rn’ ouvrais au
monde, j'aurais peut-être accepté. Et, même s'il n'y avait pas eu vingt-cinq
millions de téléspectateurs, j'aurais bien volontiers pris la route avec lui.
Nous aurions joué La Strada dans les cours de supermarchés ou dans les fêtes patronales, et jusque sur les
planches de l'opéra d'Amargosa, en plein cœur de la vallée de la Mort. Mike
aurait aimé ce théâtre du bout du monde, à la jonction de la vallée écrasée par
un soleil blanc habité de silence.
    Deux personnages échappés d'un film de
Fellini se sont arrêtés là un matin, fatigués de tourner dans les théâtres de
second ordre, ridés au coin des yeux d'avoir trop joué pour un parterre vide.
    Depuis dix ans, Marta Becket est la
ballerine, l'étoile de l'opéra d'Amargosa, quelque part sur la route du canyon
de la fournaise, entre Zabriski Point et l'éternité. Elle danse, peint les murs
de fresques représentant des scènes de théâtre espagnol du xvi e siècle. Pour qui danse-t-elle ? Pour un chat roux malicieux qui se chauffe
l'hiver contre le poêle délabré? Ou pour l'homme à la barbe de docteur Faust
qui n'est que son ombre, son imprésario, son maçon, son plombier, son esclave.
A eux deux ils font tout, et pour celui qui s'est aventuré près du rideau de
velours mité, le spectacle