Vies des douze Césars
Son professeur de rhétorique, Théodore de Gadare, paraît s’en être aperçu le premier, et l’avoir parfaitement bien caractérisé en rappelant quelquefois dans ses reproches « de la boue pétrie de sang ». (2) Il lui échappa des traits de barbarie, même dans les commencements de son règne où il cherchait à gagner la faveur du peuple par des apparences de modération. (3) En voyant passer un convoi, un plaisantin chargea tout haut le mort d’annoncer à Auguste que l’on n’avait pas encore payé les legs que ce prince avait faits au peuple romain. Tibère se fit amener le plaisantin, s’acquitta envers lui, et l’envoya au supplice en lui recommandant d’aller dire la vérité à son père. (4) Peu de temps après, un chevalier romain, nommé Pompée, lui ayant refusé quelque chose dans le sénat, il le menaça de la prison, en déclarant que, de Pompée, il en ferait un Pompéien, plaisanterie cruelle qui jouait tout à la fois sur le nom du chevalier, et sur le sort qu’avait autrefois éprouvé son parti.
LVIII. Il fait de tout un crime de lèse-majesté
(1) Vers le même temps, le préteur lui demanda s’il fallait poursuivre les crimes de lèse-majesté. il répondit qu’il fallait faire exécuter les lois, et il les fit exécuter de la manière la plus atroce. (2) Quelqu’un avait enlevé la tête d’une statue d’Auguste pour lui en substituer une autre, l’acte fut déféré au sénat ; et, comme il y avait doute, l’accusé fut mis à la question et condamné. (3) Ce genre de calomnie fut insensiblement porté si loin, qu’on fit un crime capital d’avoir battu un esclave ou changé de vêtement près de la statue d’Auguste, d’avoir été aux latrines ou dans un lieu de débauche avec une effigie d’Auguste gravée sur un anneau ou sur une pièce de monnaie, enfin d’avoir osé blâmer une seule de ses paroles ou de ses actions. (4) On fit mourir un citoyen qui s’était laissé rendre des honneurs dans sa colonie le même jour où l’on en avait rendu autrefois à Auguste.
LIX. On fait circuler contre lui des vers satiriques
(1) Sous prétexte de maintenir l’ordre et de réformer les mœurs, mais en réalité, pour suivre ses instincts féroces, Tibère commit tant d’autres actes de barbarie et de cruauté, que quelques personnes, dans leurs poésies, non seulement lui reprochèrent les maux que les Romains enduraient, mais encore prédirent ceux auxquels ils devaient s’attendre.
Je serai bref : écoute. Inhumain sanguinaire,
Tu ne peux qu’inspirer de l’horreur à ta mère.
(2) Quoi ! sans payer le cens (vraiment ! c’est fort commode),
Tu te crois chevalier, pauvre exilé de Rhodes ?
De ton règne, César, Saturne n’est pas fier :
Par toi son siècle d’or sera toujours de fer.
Il veut du sang ; le vin lui devient insipide.
Comme de vin jadis, de sang il est avide.
(3) Vois le cruel Sylla de meurtres s’enivrant,
Vois de ses ennemis Marius triomphant,
Vois Antoine excitant des guerres intestines,
Et de sa main sanglante entassant des ruines
Quiconque de l’exil passe au suprême rang,
Ne fonde son pouvoir que dans des flots de sang.
(4) D’abord Tibère voulait qu’on regardât ces traits comme 1’œuvre de quelques esprits qui ne pouvaient supporter ses réformes, comme l’expression, non de l’opinion publique, mais de la colère et de la haine, et il disait de temps en temps : « Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils m’approuvent ». Mais bientôt il prouva lui-même la justesse et la vérité de ces reproches.
LX. Ses fureurs
(1) Peu de jours après son arrivée à Caprée, un pêcheur l’aborda tout à coup dans un moment où il voulait être seul et lui offrit un surmulet d’une grandeur extraordinaire. Effrayé de l’apparition subite de ce pêcheur, qui s’était glissé jusqu’à lui en gravissant les rochers escarpés qui sont derrière l’île, Tibère lui fit fouetter le visage avec ce poisson. Le pêcheur, tout en subissant sa peine, se félicitait de n’avoir pas également fait présent à l’empereur d’une grosse langouste qu’il avait prise. Mais Tibère ordonna qu’on lui déchirât aussi la face avec cette langouste. (2) Il punit de mort un soldat prétorien qui avait volé un paon dans un verger. Pendant un voyage, sa litière s’étant embarrassée dans des buissons, il terrassa le centurion de l’avant-garde qui était chargé de reconnaître le chemin, et
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