Vies des douze Césars
d’avance à quel avilissement il était réservé
(1) Enfin, à charge à lui-même, il fit en quelque sorte l’aveu de ses maux, en commençant ainsi l’une de ses lettres : « Que vous écrirai-je, pères conscrits ? comment vous écrirai-je ? ou, dans la situation actuelle, que ne vous écrirai-je pas ? Si je le sais, que les dieux et les déesses me fassent périr encore plus cruellement que je ne me sens périr tous les jours ». (2) Quelques-uns croient que la faculté qu’il avait de prévoir l’avenir lui avait découvert quel serait son sort ; qu’il savait longtemps auparavant à quelle infamie et à quelles horreurs il était destiné, et que c’est pour cette raison qu’à son avènement à l’empire, il avait si obstinément refusé le titre de Père de la patrie, et n’avait pas voulu qu’on jurât par ses actes, de peur que de si grands honneurs ne l’en fissent paraître bientôt encore plus indigne. (3) C’est du moins ce qu’on peut conclure du discours qu’il tint sur ces deux objets. « Je serai toujours semblable à moi-même, disait-il, et je ne changerai point de conduite, tant que je jouirai de ma raison. Mais, pour l’exemple, le sénat ne doit point s’obliger aux actes de qui que ce soit, parce que les circonstances peuvent le faire changer ». (4) Il disait encore dans un autre endroit : « Si jamais vous doutiez de ma conduite et de mon dévouement (et puissé-je mourir avant ce malheur !) le titre de Père de la patrie n’ajoutera rien à mon honneur, et il vous exposera au reproche, ou de me l’avoir donné légèrement, ou d’avoir changé inconsidérément sur mon compte ».
LXVIII. Son portrait
(1) Tibère était gros, robuste et d’une taille au-dessus de l’ordinaire. Large des épaules et de la poitrine, il avait, de la tête aux pieds, tous les membres bien proportionnés. Sa main gauche était plus agile et plus forte que la droite. Les articulations en étaient si solides, qu’il perçait du doigt une pomme récemment cueillie, et que d’une chiquenaude il blessait à la tête un enfant et même un adulte. (2) Il avait le teint blanc, les cheveux un peu longs derrière la tête et tombant sur le cou ; ce qui était chez lui un usage de famille. Sa figure était belle, mais souvent parsemée de boutons. Ses yeux étaient très grands, et, chose étonnante, il voyait dans la nuit et dans les ténèbres, mais seulement lorsqu’ils s’ouvraient après le sommeil et pour peu de temps ; ensuite sa vue s’obscurcissait. (3) Il marchait, le cou raide et penché, la mine sévère, habituellement silencieux. Il ne conversait presque point avec ceux qui l’entouraient, ou, s’il leur parlait, c’était avec lenteur et en gesticulant négligemment de ses doigts. (4) Auguste avait remarqué ces habitudes disgracieuses et pleines de hauteur, et il avait essayé plus d’une fois de les excuser auprès du sénat et du peuple, comme des imperfections naturelles, et non des défauts de cœur. (5) Tibère jouit d’une santé inaltérable pendant presque tout le temps de son règne, quoique, depuis l’âge de trente ans, il la gouvernât à son gré, sans recourir aux remèdes ni aux avis d’aucun médecin.
LXIX. Ses superstitions
Il s’occupait d’autant moins des dieux et de la religion, qu’il s’était appliqué à l’astrologie et qu’il croyait au fatalisme. Cependant il craignait singulièrement le tonnerre ; et, quand le ciel était orageux, il portait toujours sur sa tête une couronne de laurier, parce que la feuille de cet arbre est, dit-on, à l’abri de la foudre.
LXX. Son goût pour les lettres et pour l’histoire de la fable
(1) Il cultiva avec beaucoup d’ardeur la littérature latine et la littérature grecque. Pour la première il prit des leçons du vieux Messala Corvinus qu’il avait honoré de son estime dans sa jeunesse. (2) Mais il obscurcissait son style à force d’affectation et de purisme ; et ses improvisations valaient mieux quelquefois que ce qu’il avait médité. (3) Il composa un chant lyrique intitulé : « Élégie sur la mort de L. César ». (4) Dans ses poésies grecques il imita Euphorion, Rhianus et Parthenius. Ces poètes faisaient ses délices. Il fit placer leurs ouvrages et leurs portraits dans les bibliothèques publiques parmi les plus illustres auteurs anciens ; ce qui fut cause que beaucoup de savants lui adressèrent des commentaires sur ces trois écrivains. (5) Il
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