Vies des douze Césars
plaintes un peu libres après la mort de son mari, il la prit par la main et lui appliqua ce vers grec :
Si vous ne dominez, vous croyez qu’on vous blesse.
Depuis lors il ne daigna plus lui parler. (2) Un jour qu’il lui offrit à table quelques fruits, elle n’osa en goûter. Il n’insista pas sous prétexte qu’elle le jugeait capable de l’empoisonner. Toute cette scène était calculée d’avance. Il ne lui avait offert ces fruits que pour l’éprouver, et pour qu’elle crût infailliblement se perdre en les acceptant. (3) Enfin, il l’accusa de vouloir se réfugier tantôt aux pieds de la statue d’Auguste, tantôt auprès des légions, et il la relégua dans l’île de Pandataria. Comme elle lui en faisait des reproches mêlés d’injures, il la fit frapper par un centurion qui lui arracha un œil. (4) Elle résolut de se laisser mourir de faim ; mais il lui fit avaler de la nourriture par force. (5) Elle s’obstina dans son dessein et mourut en effet. Alors il n’y eut sorte de calomnies dont il ne poursuivît sa mémoire, et il fut d’avis qu’on mît le jour de sa naissance au nombre des jours néfastes. Il prétendit même qu’on lui sût gré de ne l’avoir point fait étrangler et jeter aux Gémonies. Il souffrit qu’on rendît un décret pour le remercier d’une telle clémence, et qu’on offrît des présents en or à Jupiter Capitolin.
LIV. Il fait périr ses petits-fils Néron et Drusus
(1) Après la perte de ses enfants, il lui restait trois petits-fils par Germanicus, Néron, Drusus et Gaius ; il n’en avait qu’un seul de Drusus nommé Tibère. Il recommanda au sénat les deux fils aînés de Germanicus, Néron et Drusus ; et le jour où ils débutèrent dans la carrière des armes fut signalé par des distributions au peuple. (2) Mais lorsqu’il apprit qu’au renouvellement de l’année, on avait fait des vœux publics pour leur santé, comme pour la sienne, il dit au sénat qu’on ne devait décerner de pareils honneurs qu’au mérite et à la vieillesse. (3) C’en fut assez pour faire connaître ses dispositions à leur égard ; et dès lors ils furent en butte aux accusations. On employa mille artifices pour les exciter aux murmures afin d’avoir à les punir. Tibère les accusa dans une lettre où étaient accumulés les reproches les plus amers, et les fit déclarer ennemis publics. Tous deux moururent de faim, Néron dans l’île de Pontia, et Drusus dans les souterrains du mont Palatin. (4) On croit que le premier s’y résolut, parce qu’un bourreau, qu’on lui envoya comme par ordre du sénat, lui fit voir la corde et le croc. Quant à Drusus, on le priva d’aliments avec tant de cruauté, qu’il essaya de manger la laine de son matelas. Les restes de ces deux jeunes princes furent tellement dispersés, qu’à peine on put les recueillir.
LV. Il donne la mort à presque tous ses amis
(1) Outre les anciens amis que Tibère admettait dans son intimité, il s’était associé vingt des principaux citoyens de la cité pour lui servir de conseillers dans les affaires de l’État. (2) Excepté deux ou trois, il les fit tous périr sous différents prétextes, entre autres Aelius Séjan, qui entraîna dans sa ruine un grand nombre de personnes. Il l’avait élevé au plus haut degré de puissance, moins par amitié que pour envelopper dans ses artifices et ses pièges les enfants de Germanicus, et assurer la succession de l’empire à son petit-fils Tibère, fils de Drusus.
LVI. Sa conduite à l’égard des rhéteurs grecs
(1) Il ne fut pas plus doux envers les Grecs qui vivaient avec lui, et dont il préférait la société à toute autre. Il demanda à un certain Xénon, qui mettait de la recherche dans son langage, quel était ce dialecte si désagréable dont il se servait. Xénon ayant répondu que c’était le dialecte dorien, il l’exila dans l’île de Cinaria, parce qu’il prit cette réponse pour une épigramme qui lui rappelait son ancien séjour à Rhodes, où l’on parle le dorien. (2) Comme il avait coutume de proposer à table différentes questions qu’il puisait dans ses lectures journalières, le grammairien Seleucus s’informait par ses esclaves des auteurs que Tibère lisait chaque jour, et se trouvait ainsi préparé à ses questions. Tibère le sut, l’éloigna de sa cour, et ensuite le fit mourir.
LVII. Son naturel féroce
(1) Sa nature insensible et cruelle se décela dès son enfance.
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