Ville conquise
au
bandeau rouge avait un regard insensé et des lèvres sèches presque noires. La
joie de n’avoir pas été pendue l’avant-veille l’éclairait en dedans. Pour se
rassurer elle-même, elle rassurait ses compagnons : « Ne craignez
rien, j’ai ma carte du parti. » Les toutes petites prunelles noires de
Trifon s’arrêtaient alors sur elle avec un rire secret mêlé d’un peu de haine. Derrière
les portes cadenassées et les volets clos dormaient dans un demi-jour tombal
les vastes salles parquetées de bois rare, la salle d’ambre, la salle des
portraits peuplée de spectres en costume d’apparat, la salle d’argent, la salle
des lions aux teintes fauves, la salle des miroirs…
La division bachkire pansait ses blessures – ce qui n’était
pas facile car les bandages manquaient – et cuvait sa fatigue dans un sommeil
noir. Un commandant coiffé d’une calotte verte brodée d’or vint seul se faire
ouvrir les portes du palais.
– Je suis Kirim, commandant de la 4 e , membre
du parti !
Le conservateur tint à ôter lui-même les cadenas. Lui-même
guida le visiteur à la face immobile, à travers les appartements impériaux. Kirim
allait en silence, surpris, après des journées de combat désordonné dans la
pluie, par cette pénombre réchauffée d’éclats d’or. Il eût volontiers dormi sur
ces parquets comme sous le ciel des pâturages. Les lustres de cristal se renvoyaient,
dans leur tremblement infinitésimal, des scintillements d’étoiles perdues. Il
dit seulement, devant les vases en malachite :
– C’est à nous.
Le conservateur, craignant que son hôte ne prétendît
emporter les vases, murmura :
– … portés à l’inventaire des biens nationalisés… et ajouta :
« Ils sont très lourds… »
– Je veux dire, reprit sévèrement Kirim, pierre de l’Oural.
Notre Oural.
Kirim aperçut un peu plus tard, devant un péristyle blanc, un
grand marin qui semblait s’être bien battu, car du sang grenat maculait le bas
de son manteau. Il tenait par la bride un cheval d’officier. Butin. Des
chiffons splendides, arrachés à pleines mains aux garde-robes de la dernière
impératrice, étaient fixés à l’arrière de la selle, sous de rudes courroies, en
un informe ballot. Kirim s’approcha et conseilla simplement :
– Tu ferais mieux, camarade, de laisser là les biens de
la République. Il faut être conscient.
Le marin, vérifiant de la main l’ajustement de la selle, lui
jeta joyeusement par-dessus son épaule :
– La République, je la… tu comprends ? Te fâche
pas, Gueule-de-Citron, petit frère, j’ai pas tout pris. Il en reste pour toi.
Kara-Galiev se montra au bord de la pièce d’eau. Il boitait.
D’autres formes grises s’entrevoyaient au travers des saules pleureurs. « Hé ! »
cria Kirim. Il bondit comme un chat, empoigna le marin à bras-le-corps et tous
deux roulèrent entre les jambes du cheval. La bête, un instant effarouchée, regarda
avec curiosité la double forme humaine se débattre dans la boue. Puis son
attention se fixa sur une calotte verte brodée d’une belle inscription arabe :
« Il n’y aura pas de cité, dit Allah, que nous ne châtiions d’un châtiment
terrible. »
Le destin de Iégor fut ainsi brisé net.
Chapitre dix-huitième.
Le prince Oussatov, ancien président des Chemins de fer du
Sud-Est, mit aux voix deux motions. Celle du général Kasparov exigeait de l’administration
la création d’un quartier des otages entièrement séparé des locaux affectés au
droit commun. Celle du conseiller secret von Eck demandait seulement pour les
otages l’autorisation de fermer eux-mêmes leurs salles dans la journée, afin d’empêcher
les vols. Le « modérantisme opportuniste » du conseiller secret
irritait les intransigeants. Un juriste chauve venait de soutenir que la
situation exceptionnelle des otages leur permettait d’exiger le traitement des
prisonniers de guerre… Arrivé là, l’orateur s’était interrompu pour balbutier
que, « tout cela ne servirait d’ailleurs à rien »… Un murmure
désapprobateur s’éleva.
– Nous avons pourtant obtenu des paillasses ! cria
victorieusement le financier Bobrikine, dit l’Obèse, bien que six mois de
détention le fissent ressembler à une grande chauve-souris effarée du jour.
Le professeur Lytaev vota pour la motion modérée, ce qui fit
railler par ses voisins le libéralisme incurable de l’Université.
Depuis que,
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