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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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l’ayant tiré de sa cellule à minuit, sans doute
pour le mener au lieu de l’exécution, on l’avait fait passer, par erreur ou par
indulgence, au quartier des otages, il se sentait parfaitement bien en somme. Les
lettres de sa femme arrivaient chaque jour, avec des paquets de cigarettes, par
le truchement d’un ancien pickpocket demeuré à la prison en qualité de surveillant
et qui affectionnait les intellectuels. Le professeur s’était aménagé un coin à
la salle 3, presque sous la haute fenêtre grillée qui n’avait plus été lavée
depuis l’abdication du tsar. Un dessus de caisse lui servait de pupitre. Il s’adossait
au mur, les jambes étendues sur la paillasse, le pupitre sur le genou. Ses yeux
se fixaient en haut de la fenêtre sur le losange à peu près régulier d’un
carreau cassé, par où se révélait le ciel blanc, et il oubliait la salle, derrière
lui, pleine de petites passions et de grandes angoisses. Comme il n’y avait pas
eu d’exécution d’otages depuis assez longtemps, des optimistes auguraient la
fin de la terreur à la suite des pourparlers secrets engagés selon des rumeurs
avec la Croix-Rouge internationale. Les pessimistes haussaient les épaules. Il
fallait, à leur avis, s’attendre une de ces nuits à quelque saumâtre surprise.
    – Ces bandits-là se moquent de la Croix-Rouge et sont
bien trop fous pour s’arrêter en chemin. Je ne miserais pas gros sur nos têtes,
disait le général Kasparov qui avait ses raisons d’être inquiet.
    Il trembla quand les journaux avouèrent le désastre du front,
car il savait – pour avoir ordonné lui-même naguère, avant de monter dans le
train spécial réservé à la fuite des états-majors, un massacre de prisonniers –
que les vaincus sont sans merci. Le partage du sucre et des harengs demeurait
la préoccupation dominante de la salle. Le prince Oussatov, doyen élu, y
présidait avec une équité de vieux gentleman accoutumé à arbitrer les questions
d’honneur. Grâce à lui, l’armateur Nesterov – de la firme Nesterov et Bosch, connue
dans les ports des deux mondes – qui refusait le poisson sec, recevait un
morceau de sucre de plus tous les deux jours et, tous les jours, trois
cuillerées supplémentaires de soupe aux choux aigre.
    Le vol lent d’un corbeau traça dans le vaste lambeau de ciel
blanc que contemplait Lytaev une courbe aussitôt évanouie ; mais ce trait
inexistant et pourtant réel suffit à déclencher la pensée du vieil homme.
« Le vol de l’oiseau, voilà le fait ; la courbe n’en est que la loi
conçue par mon esprit. » Lytaev retira de dessous son oreiller des feuilles
irrégulières d’un papier, défripé avec soin, maculé par endroits de taches
grasses. Son bout de crayon taillé avec une lame de Gillette, chose précieuse, prêtée
par le prince Oussatov, il se remit à écrire. Il prenait beaucoup de notes, décousues,
parce que c’était une façon de mettre sa pensée au clair. Il les envoyait à
Marie.
    « Jamais peut-être je n’ai vécu dans une aussi grande
sérénité. C’est un grand bonheur que de se détacher de tout et de tout
comprendre. Le bonheur que j’éprouve est immense, amer, douloureux et calme. La
vie s’est subitement dépouillée devant moi de tout ce qui l’encombrait : habitudes,
conventions, tâches, soucis, relations superflues. Nous finissons par
abandonner presque toute notre âme à ces choses. Te souviens-tu d’un conte de
Kipling que nous lûmes ensemble à Vevey : le Miracle de Purun Baghat ? C’est l’histoire d’un vieil Hindou occidentalisé qui se retire dans la
haute montagne pour y finir sa vie avec la terre, les plantes les bêtes
apaisées, la réalité éternelle. Je suis un Occidental, je ne veux m’éloigner ni
des hommes ni de l’action : ils appartiennent aussi à l’éternité. Je ne
veux que surmonter ma propre impuissance et comprendre enfin quelle courbe
décrit dans le ciel l’ouragan qui nous emporte tous.
    » Toutes les misères de l’homme sont ici réduites à une
simplicité nue. Nous vivons de la vie des pauvres. Et je comprends les pauvres,
leur vision directe de la réalité, leur puissance de haine, leur besoin de
retourner le monde. Je n’ai pas de haine, pourtant, si ce n’est peut-être, au
fond, pour ce que j’aime le plus. Je crois que nous sommes presque tous sans
haine dans cette prison. Il est possible que je me trompe, car je n’observe pas
assez les autres. Je n’en ai pas

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