Ville conquise
règles maintenues par
toutes les administrations successives, d’une permanence aussi immuable que la
succession des saisons. Mais il avait quelquefois tremblé, dans sa vie, le
ventre chamboulé, à voir revenir en maîtres dans la prison des hommes qu’il
reconnaissait bien pour les avoir conduits à la promenade à la suite des
souteneurs. Il hésita donc un moment, pris entre le culte de la discipline et
une obscure appréhension. À ce moment déboucha, venant de la cour, le nouveau
commissaire de la maison de détention, le camarade Ryjik, suivi de l’économe. (Le
commissaire de la veille, convaincu de trafic de vivres, occupait maintenant
une cellule de la 5 e ; et les gars du service général
crachaient dans l’eau bouillie qu’ils lui donnaient à boire.) Le moustachu
aborda Ryjik dans l’attitude réglementaire du gardien devant le gardien-chef. Ryjik,
dont une barbe informe salissait les joues, fronça les sourcils. D’où sortait
ce vieil animal dressé au service des prisons comme un chien de cirque à sauter
au travers des ronds de papier ? Bien que les jours de l’an 1914 où Ryjik
habitait la cellule 30 de la 4 e fussent loin, il crut se souvenir de
cette binette rougeaude aux moustaches goudronnées.
– Un de nos meilleurs hommes, chuchotait l’économe. Un
ancien : le seul qui connaisse le service à fond. Pas voleur.
Au parloir, Iégor trouva Choura.
Un soldat incolore ceinturé de grenades surveillait tous ses
mouvements sans paraître les voir, tant sa face inexpressive marquait d’ennui.
– Je t’ai apporté une scie, souffla Choura, ses lèvres
éclatantes si proches des lèvres de l’homme que ces mots réunirent leurs
souffles.
– Passe-la moi dans la manche.
Iégor retrouva sous son bras la souplesse résistante de
cette taille d’une flexibilité de fougère puissante. Le soldat Timochka vit
très bien cette espèce de Chinoise aux yeux de chatte glisser quelque chose à
son amant. Et il parla comme en rêve, mollement, lentement :
– Prends, petit frère, prends ! Pour ce que ça te
servira… Mais toi, princesse, tu es bien gentille.
Iégor et Choura purent croire avoir rêvé eux-mêmes, à voir
Timochka figé dans son ennui. Ces paroles les traversèrent irréelles.
– Sacré salaud ! fit Iégor qui ne croyait qu’au
réel.
– Ils savent tout, Choura, ces cochons-là, l’affaire de
la banque. Celle de la coopérative. Le coup du vieux Kalachnikov. La combine
des anars. C’était pas la peine de discuter, fallait pas dix minutes pour me
régler mon compte. C’est bien toi ? C’est moi. Mets-toi au mur, mon petit
gars. Voilà toute la conversation possible. Si je ne trouve pas le moyen de les
mettre, je suis bon. Y avait un homme, y en a plus. T’as compris ?
L’étrange ovale de ce visage décoloré se leva vers lui avec
une supplication intense dans les yeux bridés.
– Ne te fâche pas, Iégor, je vais te dire une chose… une
chose, ne te fâche pas, Iégor, je veux qu’on me colle au mur avec toi, ne te
fâche pas…
Iégor l’enlaçait d’un bras dont les muscles tendus
communiquaient à tout son être une trépidation intérieure. Elle vit le sang
affluer à sa face, une joie ivre déformer son gros sourire et faire zigzaguer des
éclairs dans ses yeux. Cria-t-il ? Ou lui sembla-t-il seulement qu’il
criait ?
– Choura, ma petite chatte aux yeux d’or ! Es-tu
folle ? Ah ! ce que t’es bête ! Tâche de comprendre ! voyons.
On me fout une balle dans la tête. Eh bien ! quoi ? La vie reste, hein ?
Les hommes restent ? Toi, tu restes, hein ? Et le printemps, crois-tu
qu’il sera moins beau ? Le dégel, la descente des glaces, dis donc, les
premières pousses vertes, la vie quoi, et toi, toi !
Il secoua sa chevelure désordonnée ; et une sourde fureur
bouillonna dans son crâne, car il souffrait avec colère de ne jamais savoir s’exprimer
(tandis que des tas d’agitateurs qui n’ont rien à dire savent débiter des
phrases au kilomètre…)
– Choura, ma petite chatte aux yeux d’or, va-t’en d’ici
sans te retourner. Ne m’oublie pas (il cracha violemment)… non oublie-moi, ça
vaudra mieux et je m’en fous. Oublie-moi. Vis. Vis, te dis-je. Couche avec
toute la ville. Non, choisis les plus forts. Non, laisse-toi choisir. Vis. Et
ne crains rien, rien, tu m’entends, comme moi. Il n’y a rien à craindre !
Timochka attendit que le dernier coup de dix heures eût
sonné, pour
Weitere Kostenlose Bücher