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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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perte. La révolution traquée se retourne et te
montre, Europe, de nouveaux visages. Tu as repoussé les prolétaires qui te
déclaraient la paix. Tu les as mis au ban de ta civilisation parce qu’armés de
ta science, ils ont entrepris de rebâtir le monde qu’ils portent sur leurs
épaules. Soit ! Nous sommes autres encore. Nous avons aussi – le poète a
dit vrai – des cavaleries scythes ! Nous les jetterons sur tes villes
proprettes aux façades claires, sur tes églises luthériennes aux clochetons de
briques rouges, sur ton Parlement, sur tes chalets confortables, sur tes
banques, sur tes gazettes bien pensantes !
    On vit passer dans les larges artères droites ces
cavaliers coiffés de bonnets en peau de mouton, gris ou noirs, montés sur de
petits chevaux roux au poil long qui ne savaient pas caracoler. Des
commissaires à pince-nez précédaient les escadrons. Il y en avait qui portaient,
agrafés sur leurs tuniques en guise d’insignes, le portrait-médaillon de Karl
Marx. C’étaient pour la plupart des nomades jaunes aux faces assez plates, larges
et musclées, aux yeux petits. Ils semblaient heureux de cheminer dans une ville
où le sabot des chevaux ne frappait jamais la terre, où toutes les maisons
étaient de pierre, où les autos bondissaient souvent, mais qui manquait
fâcheusement d’abreuvoirs. Et l’existence devait y être triste puisqu’il n’y
avait ni ruchers, ni troupeaux, ni horizons de plaines et de monts… Leurs
sabres étaient fleuris de rubans rouges. Ils coupaient leur chant guttural de
coups de sifflet qui faisaient passer des frissons courts dans les crinières
des chevaux.
    Le soir, les commandants, les commissaires, les membres des
comités, les hommes appartenant au parti, autorisés à sortir, erraient dans les
rues mal famées, cherchant des prostituées. On répéta bientôt qu’ils étaient
presque tous malades. Ils payaient bien, car beaucoup étaient riches dans leur
pays ; ils étaient doux, curieux, caressants et brutaux avec les femmes de
la rue, trop blanches, trop remuantes et trop bavardes à leur gré, qu’ils
intimidaient par une sorte de gaucherie. Ils connurent Dounia-vipère, Katka-petite-pomme,
Marfa-nez-camus. L’un d’eux laissa dans le ventre rose de Katka-petite-pomme un
couteau courbe au manche d’os. Dans leur pays, les femmes connaissent des
danses lentes et des chœurs que l’homme n’oublie jamais. Elles portent sur
leurs longues robes rouges des pectoraux chargés de rangs de monnaies que l’on
se passe de génération en génération : gros roubles d’argent de Pierre et
des deux Catherine, aigles noircis de tous les autocrates, monnaies de trois
siècles. Le dessin de leurs robes se transmet de plus loin. Elles adorent le
corail ; et elles chantonnent, au seuil des basses maisons de bois ou des
grandes tentes rondes, en broyant le grain dans des meules qui ne sont que des
troncs d’arbres coupés. Leur geste est encore celui des femmes des premières
tribus turques qui vinrent dans le pays de la Biélaia, chassées par la
sécheresse et la guerre, il y a tant de siècles que les historiens s’y perdent.
Peut-être les ancêtres de ces cavaliers donnaient-ils à leurs ruches la forme
qu’elles gardent aujourd’hui, bien avant qu’il y eût des sophistes à Athènes.
    Rentrés des bouges, plusieurs s’accroupissaient en cercle
dans la chambrée pour réveiller des projets. Ceux-là se sentaient les fils d’un
peuple ressuscité. Ils évoquaient avec amertume le grand Kouroultai de
1917 qui proclama l’indépendance nationale. Ils pesaient mot à mot leur rancune
de se battre pour les autres, leurs espoirs de gloire, l’espoir plus précis de
se faire payer, des pensées plus lourdes encore. L’homme qui venait de posséder,
dans un silence de félin, Dounia-vipère, maintenant les reins vides, les ongles
noirs, le crâne mordu de bêtes sous la tignasse, citait en nasillant le poète
nogaï :
    L’aurore rose réveillera les
chevaux de l’Orient,
    Les bouleaux blancs salueront les chevaux de l’Orient…
    Kirim accroupi en face, continuait d’une voix chantante :
    Les flèches du soleil guideront les chevaux de l’Orient…
    Kirim coiffait toujours, même sous l’énorme bonnet de mouton,
une calotte verte brodée en or de caractères arabes. C’était un homme instruit
dans le Coran, la médecine tibétaine et la sorcellerie des chamans qui savent
conjurer les esprits, appeler l’amour ou la pluie,

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