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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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le temps, le croirais-tu ?
    » On dit que la terreur va finir, je ne le pense pas. Elle
est encore nécessaire. Il faut que l’orage déracine les vieux arbres, remue l’océan
dans ses profondeurs, lave les vieilles roches, retrempe les terres appauvries.
Le monde sera neuf après. Si le vieux chêne dont la sève alourdie ne circule qu’à
grand-peine, pouvait penser, il appellerait la foudre et s’abîmerait avec joie.
Pierre I er fut un grand bûcheron. Que de vieux chênes il abattit !
De plus grands bûcherons sont venus, nous sommes une classe sous la cognée.
    » Quelle chose morte nous avions faite de l’histoire
dans les bibliothèques ! Nous cherchions l’explication du présent dans le
passé. C’est le présent qui explique le passé. L’histoire véritable se fera
quand les yeux des hommes se seront ouverts.
    » Beaucoup de ceux qui font la révolution sont des
insensés. Jusqu’au dernier, pourtant, ils serviront. Et s’il y a des hommes qui
la font en sachant ce qu’ils font, nous pouvons partir sans regret, nous autres,
avec nos livres et nos sciences couvertes de poussière (qui n’ont pas été
inutiles). Une autre science se fera. Marie, je crois qu’il y a de ces hommes !
Il y a trop d’ordre et de méthode dans ce chaos. Je crois que je les entrevois.
Ils existent ou ils sont près de naître, près de se réveiller à eux-mêmes. Et
je les aime, même s’ils paraissent cruels, même s’ils le sont, même s’ils me
tuent sans me voir.
    » Puissions-nous être les plus forts. Tu vois que je me
range aux côtés de ceux qui peut-être demain… La terreur des autres serait pire.
Elle arracherait sur cette pauvre terre toutes les jeunes pousses. Ceux-ci
défendent leur vie et la vie. Ceux-là de vieux privilèges. Ceux-ci pensent à l’homme.
Ceux-là ne pensent qu’à leurs biens : pas mêmes à eux-mêmes ; il y a
ici un ci-devant qui ne souhaite la victoire des Blancs que pour être indemnisé
de la confiscation de ses haras.
    » Ma place, dans notre salle, est l’une des meilleures,
pas loin de la fenêtre. Il y fait clair le jour. Par un carreau cassé, j’aperçois
le ciel. Bételgeuse y brillait l’autre nuit quand on entendait le canon. Que c’était
un bruit misérable sous les points blancs scintillants qui sont des univers !
Je les contemplais avec un détachement sans bornes. Après nous, les étoiles
brilleront pour d’autres yeux qui sauront mieux les voir. Les hommes sont en
marche, Marie. Qu’ils nous passent sur le corps par un hasard absurde ou par
nécessité, ils sont en marche.
    » Ce sont toujours les barbares qui recommencent le
monde. Il y a tant de fatras et de barbarie cachée, malsaine et menteuse, dans
notre culture ! Les barbares qui sont venus sont l’œuvre de cette culture :
c’est pourquoi il en est de répugnants et d’insensés. Ils seront emportés comme
nous, avec les vieilles croyances, les vieilles images, les vieux poisons, l’argent
et la syphilis… »
    Il n’y avait pas de lumière le soir. Lytaev s’interrompit. Jamais
on ne peut tout avouer, surtout quand on veut livrer le meilleur de soi-même, Lytaev
taisait la peur insurmontable qu’il éprouvait de la mort ; et que le désir
de vivre était chez lui aussi grand que chez l’enfant qui vient de faire la
découverte de la mort.
    Iégor tournait en rond dans sa cellule, en se penchant de
droite à gauche, de gauche à droite, à demi oublieux des choses. Il chantonnait.
La Volga roulait des eaux vertes à travers des plaines et des forêts. Barque
emportant de vigoureux gaillards vers de beaux pillages, tête de Stenka roulant
sous le billot, tête de Stenka emportée par le flot.
    Le guichet claqua, une moustache tombante y apparut :
    – Silence. Les règlements défendent de chanter.
    Iégor éprouva dans tout son être le rebondissement d’une
balle qui touche la terre et repart en suivant une trajectoire nouvelle.
    – Bouffe tes règlements toi-même, face puante, rat d’égout,
rat de prison, moustache de mon cul. Je chante si je veux. C’est pas toi qui as
fait la révolution.
    Derrière le guichet refermé, le moustachu demeura un moment
interloqué. Dix-sept ans de bons services dans cette geôle, à travers trois
révolutions marquées seulement par de l’encombrement, des relâchements inouïs
dans la discipline, un chassé-croisé de gens à troubler la raison, l’adaptaient
à ces escaliers de fer, au silence des galeries, aux

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