Ville conquise
déchaîner les épizooties. Il
connaissait aussi par cœur des passages du Manifeste communiste.
Pour rire, ils réveillent Kara-Galiev, dont on entend le
ronflement sifflant.
– Quelle heure est-il, Kara-Galiev ?
Kara-Galiev a gardé pendant quinze ans les troupeaux dans la
steppe d’Orenbourg. Les vents secs ont rongé la peau de son visage comme des
acides. Il est ridé à trente ans, autant qu’un vieux de soixante qu’il se croit
parfois, ne sachant pas exactement le compte de ses années. Il porte sur sa
poitrine, suspendue à même la chair rarement lavée, une montre en or, pareille
à une grosse amulette, sur le boîtier de laquelle on a gravé :
Au soldat Ahmed Kara-Galiev
de l’Armée rouge des ouvriers
et des paysans
Pour sa bravoure
Sachant la place de chaque mot, Kara-Galiev s’imagine
parfois qu’il sait lire. Son sommeil d’homme des plaines est léger. L’heure ?
Il sort sa montre qui ne marche plus depuis qu’on la lui a
donnée au son de l’ Internationale, sous les drapeaux rouges, sans qu’il
sache exactement pourquoi : car il avait, le même jour, volé un cheval, fui
devant une ombre et trouvé une mitrailleuse abandonnée par l’ennemi au milieu
du combat. Il porte la montre à son oreille et la secoue. Tic, tac, tic, tac. Le
petit bruit du temps devient un instant perceptible. Kara-Galiev traverse sans
bruit la chambrée sur ses pieds nus, fourchus comme ceux d’un faune, et va
renifler dehors l’air d’une nuit sans étoiles. Kara-Galiev est infaillible :
tant de nuits différentes ont déroulé sur sa tête crépue leurs tapis d’étoiles,
leurs dômes de glace, leur infini, leur néant, qu’un sens nouveau de la durée
lui est né. L’obscurité sera pareille dans une heure, deux ou trois ; mais
il dit :
– La troisième heure après le coucher du soleil.
Et c’est la troisième heure après le coucher du soleil.
L’Office central de l’éducation politique envoyait des
conférenciers expliquer le socialisme à ces guerriers. Ils partirent pour le
front avec des colonnes de jeunes moujiks de Riazan en tenue kaki, des
bataillons dont les combattants en casquettes serraient leurs cartouchières sur
de vieux pardessus, les beaux équipages de la flotte tout habillés de noir, étonnamment
propres et bien nourris. Sur les hauteurs de Poulkovo, non loin de l’observatoire
dont la grande lunette était braquée sur des amas d’étoiles au sein de la
Grande Ourse, situés à des milliers d’années-lumière, cette cavalerie du XIII e siècle fut décimée par des obus fusant tournés à Saint-Denis. La trépidation du
sol, causée par le tir de l’artillerie, contrariait les observations de l’astronome
Moïse Salomovitch Hirsch.
Le parc de Dietskoé entrait, couvert de feuilles mortes, dans
un abandon définitif. L’oubli tombait sur les pavillons et les statues semés au
bout des allées droites pour le plaisir des impératrices. Des Bachkirs
admiraient la petite mosquée blanche au bord du lac. Le sommeil d’une horde
éreintée emplissait d’épais ronflements le Théâtre-Chinois entouré du grand
calme des sapins. Par les portes ouvertes s’échappait une odeur de tanière. Des
convois de blessés passaient au fond du parc ; des yeux affaiblis
reflétaient, dernières images de la vie, la pointe dorée d’un minaret au bord
de l’eau, la blancheur lisse du lac couleur de morne ciel, les colonnades d’un
belvédère sur une hauteur lointaine et, formant une sorte d’éblouissante
couronne, les clochetons dorés du Palais Catherine. Là veillaient aux portes un
vieux conservateur terrifié, l’ancien portier du palais, Trifon, armé d’un
fusil de chasse, une femme blême en serre-tête rouge. Trifon, barbu jusqu’aux
yeux, se taisait farouchement. Quand claquaient on ne savait où des coups de
fusil longuement répercutés par l’écho, Trifon faisait quelques pas sur le
trottoir, inspectait la rue, la grille du nouveau jardin et, devant la petite
église blanche et bleue, se signait vite, cinq, six, sept fois, la tête nue. La
carabine inutile déparait sa silhouette de pèlerin. Il croyait venue la fin des
temps, mais ne doutait pas qu’il fallût, contre la colère de Dieu même, préserver
du pillage le palais qu’il gardait depuis trente ans. Le conservateur
grelottait de fièvre dans un paletot trop large pour sa taille d’insecte. Des
franges de boue sèche alourdissaient le bas de son pantalon rayé. La femme
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