Voltaire
général elle est sombre et devient chaque jour plus sombre. C'est sans espoir; car je ne crois pas que je sois aussi ennuyé qu'à dix-neuf ans. La preuve en est qu'alors j'avais besoin de jouer, ou de boire, ou de faire quelque chose, faute de quoi j'étais malheureux. Maintenant je peux m'abrutir tranquillement... »
Je donnerais volontiers la vie de Byron par Moore et Elze, et Edgeumbe, et tous les autres, et même Trelawny, pour ces quelques pages du journal.
Oui, cette note particulière qu'émet toute âme humaine et qu'il est délicieux d'entendre résonner toute pure, c'est dans les documents originaux, et là seulement, qu'il la faut chercher. Mais ces documents originaux eux-mêmes, dans quelle mesure nous apportent-ils la vérité ? Dans beaucoup de cas ils sont rares ; la plupart des hommes ne tiennent pas de journal et la plupart des modernes écrivent peu de lettres. Parmi ceux qui ont tenu un journal, il est rare d'en trouver un qui l'ait tenu pendant toute sa vie. Le journal représente des moments exceptionnels et nous serons dangereusement tentés d'y voir la représentation de toute une vie. Ce sera d'autant plus faux que l'idée de tenir un journal ne vient guère que dans les moments de crise, de sorte que nous négligerons l'aspect habituel et normal de notre sujet.
Ensuite, même si nous ne considérons que les périodes pour lesquelles nous possédons un journal, comment être certain que celui-ci représentait alors exactement la pensée de l'homme qui l'écrirait? Certains journaux sont destinés à la postérité; l'auteur y adopte une attitude et se représente avec complaisance l'effet que fera cette attitude sur le lecteur. Même quand le journal est authentiquement destiné à ne pas être lu, ilest très fréquent que l'écrivain pose devant lui-même. Il a imaginé une certaine attitude, il la trouve belle et il goûte un plaisir esthétique à l'exagérer. Tout mémorialiste est un auteur, qu'il le veuille ou non; le moi qu'il a fixé sur le papier se détache de lui; il le contemple à distance, quelquefois avec horreur, quelquefois avec admiration mais, dans les deux cas, avec un détachement esthétique qui fait la grande valeur littéraire de beaucoup de journaux mais qui, en même temps, détruit singulièrement leur valeur comme documents psychologiques. Le cas le plus favorable est celui d'un homme comme Pepys, qui enregistre surtout des faits et qui n'est pas en proie au démon moderne de la vie intérieure. Evidemment un psychologue adroit peut tirer parti même d'un journal faussé pour les raisons que nous venons de dire, en l'interprétant à la lumière d'autres documents, mais c'est un travail très délicat, qui relève de l'intelligence artistique beaucoup plus que de la méthode scientifique.
J'en dirai autant des correspondances et conversations rapportées par des témoins. Certes, toutes sont des documents importants, inappréciables, mais à la condition, là encore, d'être interprétées par une imagination créatrice. Elles sont presque toujours contradictoires; chaque homme, chaque femme présente aux autres hommes des faces très diverses de lui-même. Shelley écrivant à Godwin n'est pas le même homme que Shelley écrivant à miss Hitchener ou à Hogg. Byron écrivant à lady Melbourne est un cynique; Byron parlant avec lady Blessington est presque un sentimental. Il est vrai que la correspondance avec lady Melbourne n'est pas de la même année que les conversations avec lady Blessington et certes le temps joue un rôle dans cette transformation psychologique, mais il y a aussi unfait plus général et que chacun de nous connaît bien : c'est que nous nous modelons, par un involontaire mimétisme, sur ce que l'interlocuteur attend de nous. Byron écrit sur la page de garde d'un exemplaire de Corinne appartenant à la comtesse Guiccioli : « Je sens que j'existe ici, et, je le crains, n'existerai plus désormais que pour les objets que vous choisirez. Vous êtes maîtresse de mon destin. Je vous aime et vous m'aimez; du moins vous le dites et vous agissiez comme si vous m'aimiez, ce qui est une grande consolation dans tous les cas. Mais moi je fais plus que de vous aimer, je ne puis cesser de vous aimer.» Et la même semaine, parlant de Teresa Guiccioli, il écrit à Hobhouse : «Je ne puis dire que je ne sente pas la dégradation. Mieux vaut être un planteur maladroit, un colon misérable, mieux vaut être un trappeur ou n'importe quoi, que le
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