Voltaire
avec plus de certitude même, car là nous avons le témoignage de John Forster, qui tenait de Dickens l'aveu de la nature autobiographique de David Copperfield, quoi qu'en dise Thomas Hardy. Ajoutons qu'il faut sans doute croire plutôt à la qualité autobiographique des romans écrits dans l'extrême jeunesse qu'à celle des romans écrits dans l'âge mûr. Un jeune homme de vingt ans a beaucoup de mal à ne pas se raconter ; même quand il écrit un roman, il est un poète lyrique ; le sentiment vrai éclate malgré lui ; la censure qui, chez l'adulte, fonctionnera sévèrement et arrêtera beaucoup de sentiments parce qu'ils seront jugés ridicules, ou dangereux, ou médiocres, n'est pas encore installée chez l'adolescent. Mais vous voyez combien sont limités les cas où il est permis de se servir del'œuvre et combien, même dans ces cas, on est exposé en le faisant à des erreurs graves.
Que nous reste-t-il encore comme éléments pour découvrir la vérité? Un document de grande valeur: les mémoires des contemporains. C'est là que nous devons aller à la chasse de ces petites images infiniment précieuses qui nous montrent ce qu'a été notre héros pour l'homme qui l'a vraiment rencontré. Quand le témoin est intelligent, quand il sait voir, c'est là le type de document le plus utile. Où connaîtrons-nous mieux Louis-Philippe que dans la courte note prise par Victor Hugo à la suite d'une visite faite au Roi? Quel meilleur portrait de Disraeli vieux que celui noté par M. Hyndman, après une visite, dans son Record of an adventurous life ?
Mais là encore, il faut comparer et peser parce que les impressions des contemporains sur le même homme peuvent être très différentes. Nous en revenons toujours à la même idée; ne trouvant nulle part les éléments d'une vérité proprement scientifique, nous sommes obligés de nous abandonner à une sorte d'imagination psychologique et, dans beaucoup de cas, la vérité sur un fait précis est impossible à déterminer. Je vous donne deux exemples. Vous connaissez l'histoire de la lettre envoyée par Shelley à Byron pour se disculper des accusations de la femme de chambre Elise ; vous savez que cette lettre, destinée à être transmise aux Hoppner, fut retrouvée parmi les papiers de Byron après sa mort. Deux hypothèses sont plausibles : a) Byron n'a jamais envoyé la lettre; b) Byron a envoyé la lettre, qui lui a été retournée par les Hoppner. Dans la première hypothèse, Byron s'est mal conduit; dans la seconde, il a fait exactement ce qu'il devait. Quelle est la vérité? Pirandello seul pourrait nous la dire : Cosi e se vi pare.
Autre exemple du même genre : la lettre de Disraeli àPeel, niée par lui à la Chambre des Communes. Avait-il oublié son existence au moment où il parlait ? Alors il est innocent. Ne l'avait-il pas oubliée ? Alors il est à la fois menteur et follement maladroit, car tout permettait de penser que Peel avait conservé une telle lettre. En vérité, plus nous nous penchons de près sur les faits, et plus nous voyons qu'il n'en est pas de la biographie comme de la physique ou de la chimie ; dans toutes les sciences qui ont pour objet les relations des corps entre eux, l'expérimentation est possible parce qu'on peut régler les expériences; si on n'a pas bien vu ce qui se passe en mettant en présence du sodium et de l'eau, il n'y a qu'à recommencer et à observer mieux la seconde fois. Mais le propre de la biographie, c'est de traiter de l'individuel et de l'instantané. Il y a eu une minute, une seconde où Byron a pris une décision au sujet de cette lettre aux Hoppner et où il a fait un geste qui a été, ou de la jeter dans un tiroir, ou de la mettre sous enveloppe à leur adresse. Moment qui ne peut être retrouvé, expérience unique que nous ne reverrons pas ; donc impossibilité de nous servir de tout ce qui est l'essence de la méthode scientifique.
«Le métier d'historien, écrit Mme Pailleron, est un terrible métier. Comment l'exercer avec quelque sécurité ? Et d'abord, que sait-on ?
«Vous appuyez-vous sur une tradition orale? Qui vous assure de ceux qui vous la transmettent ? A moins que vous ne connaissiez l'honnêteté de leur mémoire, leur indépendance, j'ajouterai leur manque d'imagination, vous courez bien des risques. Consultez-vous d'autres chercheurs? Songez à vérifier leurs textes. Vous servez-vous de papiers de famille, de lettres, de documents qui, ceux-là, ne mentent guère
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