Voltaire
?
Pensez à votre propre vie. Supposez que, des Champs Elysées, il vous soit donné de contempler le travail de votre biographe. Seriez-vous heureux de le voir penché sur des rêves et sur des statistiques ? «Mais ce n'était pas moi, diriez-vous, ces choses n'intéressaient que mon médecin. » Aimeriez-vous à le voir feuilleter vos livres et en déduire que vous avez commis des actions tout à fait étrangères à vous-même. « Ce n'est pas moi, diriez-vous, ce sont des produits de mon imagination. » Vous plairait-il de le voir cueillir des phrases de vos lettres? «Celle-ci? diriez-vous... Mais je n'en pensais pas un mot au moment même où je l'écrivais ! » Alors il ouvrirait indiscrètement votre journal, et vous murmureriez avec pitié : «Pourquoi s'occuper de ces quinze jours où j'ai traversé une crise de folie ? »
La vérité sur votre propre vie ? Mais vous seriez très embarrassé vous-même pour la décrire. C'est un mélange confus d'actions, de pensées, de sentiments, très souvent contradictoires, et pourtant cela a une unité qui est comme une sorte de ton musical. Votre vie est écrite en ut mineur, ou en sol majeur. Vous le sentez, vous auriez beaucoup de mal à l'exprimer et au fond c'estainsi que vous souhaiteriez que votre biographie fût écrite, avec effort, avec plaisir, avec hésitation, avec des retouches, avec un grand souci de la vérité aussi, mais à la fois de la vérité des faits (autant que le malheureux biographe pourra l'atteindre) et de cette vérité plus profonde qui est la vérité poétique.
Je crois que nous sommes impuissants à faire pour les grands hommes mieux que nous ne souhaiterions qu'on fît pour nous-mêmes. La vérité? Oui, nous devons la poursuivre de toute notre âme. Συν 0λη τη ψυχη εις την αληθεταν ιτεoν devrait être la devise de tout historien. Avec toute notre âme, c'est-à-dire avec toute notre attention, avec tout notre respect, avec toute notre intelligence, mais aussi avec les facultés de divination artistique que nous pouvons posséder. Il serait dangereux et vain de vouloir établir un parallélisme trop rigoureux entre les sciences exactes et les sciences historiques. « Peut-on connaître la vérité sur un homme ? » nous demandions-nous en commençant. Non : on peut essayer de fixer ces changeantes nuances, de faire chanter cette note unique et vraie, mais c'est une vérité d'un tout autre caractère que celle poursuivie par le chimiste ou par le physicien.
Telle est notre réponse à la première question.
***
Venons-en maintenant à la deuxième. Dans quelle mesure est-il possible d'étudier une époque historique en écrivant la vie d'un homme? Dans quelle mesure est-il vrai de faire d'un homme le centre d'une époque ? Morley pose très bien le problème au début de sa Vie de Gladstone :
« Tout lecteur verra que peut-être la plus grande de toutes les difficultés de ma tâche a été de tracer la frontière entre l'histoire et la biographie; entre le destin de la communauté, et les exploits, pensées et buts de l'individu qui a eu une part si profonde dans la vie de celle-ci.
« Dans le cas des hommes de lettres, cette difficulté, heureusement pour les auteurs de biographies et pour notre plaisir, n'existe pas. Mais quand le sujet est un homme qui a été quatre fois à la tête du gouvernement, et non point Premier ministre fantôme, mais dictateur, un homme qui a été Premier ministre plus longtemps qu'aucun autre homme d'Etat pendant tout le règne de la Reine, comment pourrions-nous dire l'histoire de ses travaux et de ses jours sans d'amples références aux événements au déroulement desquels il présida et dont il fit de l'histoire ? »
Le biographe prend un individu comme centre, fait commencer et finir à lui les événements, qui doivent tous tourner autour de lui. La biographie est à l'histoire comme le système de Ptolémée, qui fait tourner les astres autour de la terre, est au système de Galilée, qui ne considère la planète qu'en fonction de l'ensemble. Cette attitude arbitraire condamne-t-elle la biographie en tant qu'oeuvre d'histoire? Non, car l'histoire ne pouvant pas, comme la physique, examiner ce qui se passe dans un système clos, toutes les histoires sont, elles aussi, limitées arbitrairement. On écrira l'histoire de la France, ce qui revient à faire tourner l'histoire du monde autour de la France, comme l'auteur d'une Vie de Wellington fait tourner
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