Voltaire
savais que, dans les mêmes circonstances, au même âge, j'aurais commis les mêmes erreurs. A l'orgueil et aux certitudes de l'adolescence succédait en moi un besoin vif de pitié et, là aussi, je retrouvais les traces de Shelley tel qu'il était vers la fin, après la perte de ses enfants. Oui, vraiment, il me semblait que raconter cette vie, ce serait un peu me libérer moi-même.
L'idée me vint d'abord d'essayer de faire de cette vie réelle un roman, de transposer l'histoire de Shelley, de Harriet et de Mary dans la vie moderne. J'écrivis même le roman; il ne fut pas bon et je continuai à être tourmenté par mon Shelley. Peu à peu je lus tout ce qui avait été écrit sur lui, toutes ses lettres, toutes celles de ses amis, et enfin je me risquai. Eus-je raison? Je n'en sais rien; je ne le crois pas; je n'aime plus beaucoup le livre; il est gâté à mes yeux par un ton d'ironie qui vient (je m'en rends compte) de ce que cette ironie était dirigée par moi contre moi-même. Je voulais tuer en moi le romantique; pour y arriver, je le raillais en Shelley, mais je le raillais tout en l'aimant. Bon ou mauvais, le livre était écrit avec plaisir, avec passion, et je suppose que vous commencez à entrevoir ce que j'entends par la biographie considérée comme moyen d'expression.
Le romantisme de Shelley était le romantisme d'un très jeune homme. Mais qu'arrive-t-il au romantique qui ne meurt pas avant trente ans dans la baie de LaSpezzia ? Comment parvient-il à réconcilier les rêves de sa jeunesse avec la vie d'action qu'il est presque toujours forcé de mener dans son âge mûr? Tel était le problème qui me troublait maintenant, et je cherchais un héros qui me permît de le traiter par les mêmes moyens. Un jour, je lus dans Maurice Barrès que la vie la plus intéressante du XIX e siècle était celle de Disraeli. Je la connaissais un peu, mais assez mal. Je lus la Vie de Froude, puis celle de Monypenny et Buckle, puis la plupart des mémoires du temps, puis les lettres et romans de Disraeli lui-même. Plus je lisais, plus je sentais que je pouvais trouver là un héros auquel je m'intéresserais avec passion. J'avais affaire à un personnage nouveau pour moi, le romantique qui est en même temps un homme d'action qui réussit au sens temporel du mot, mais qui échoue au sens spirituel, et qui meurt, romantique impénitent, mais non victorieux.
Je n'aimais pas Disraeli jeune, avec ses chaînes d'or, ses gilets extravagants, son ambition. Mais j'avais beaucoup de sympathie pour Disraeli découvrant la résistance d'un monde hostile, pour Disraeli si grossièrement attaqué par des adversaires si médiocres, pour Disraeli tenace et jamais résigné à la défaite, pour Disraeli tendre époux de Mary Ann et ami fidèle de John Manners, et surtout pour Disraeli vieux, corps fragile et cœur si jeune. Il me semblait presque qu'à travers lui j'avais appris, sans l'avoir éprouvé moi-même, ce que sont la vieillesse et l'approche de la mort, dur et nécessaire apprentissage. En même temps il me semblait qu'à travers lui je pouvais exprimer une doctrine politique qui était exactement celle que je cherchais, je veux dire le conservatisme populaire, le mélange d'un grand respect pour la tradition, pour ce qui a été acquis dans le passé par l'humanité, avec un soucidu bonheur de tous et un désir de réformes dans l'ordre. Ne pouvant moi-même, pour des raisons multiples, mener une vie d'action politique, je trouvais un plaisir passionné à participer à cette lutte sous le masque d'une figure qui m'était sympathique. Là encore vous apercevez, je pense, ce que j'entends par la biographie considérée comme moyen d'expression.
Et vous avouerai-je ce que je souhaiterais maintenant ? c'est, sous une troisième apparence, étudier la réconciliation d'un romantisme de jeunesse mal guéri avec la parfaite sérénité d'une philosophie plus pure. Ce combat, sous quels masques conviendrait-il de le livrer ? J'en vois deux possibles: Goethe et Meredith. Goethe commence la vie avec Werther, c'est-à-dire en pleine folie romantique, pour atteindre, vers le déclin, à l'équilibre. Quant à Meredith, ce que je trouve en lui de profondément intéressant, c'est qu'il est l'homme qui a essayé de refaire son caractère par ses œuvres et qui a presque réussi. Oui, je crois qu'une Vie de Meredith, écrite de ce point de vue, pourrait être un livre profondément intéressant à écrire et une
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