Voltaire
merveilleuse leçon pour son auteur.
Encore une fois je vous demande pardon de vous avoir exposé des souvenirs, des projets personnels. La biographie considérée comme moyen d'expression, c'est celle dont le sujet a été choisi par l'auteur pour répondre à un besoin secret de sa nature. Elle sera écrite avec une émotion plus naturelle qu'une autre, parce qu'à travers les sentiments et les aventures du personnage s'exprimeront les sentiments du biographe lui-même : elle sera, dans une certaine mesure, une autobiographie déguisée en biographie. Du moins elle serait cela dans le « cas limite » où la vie du héros coïnciderait avec celle de l'écrivain. Vous concevez que celan'est guère possible. D'abord, le héros est toujours plus grand que le biographe. Puis, ce n'est jamais tout son caractère qu'un biographe retrouve dans un caractère historique. C'est un aspect et souvent un aspect très fugitif, très limité, de son caractère.
Seulement, il n'est pas nécessaire d'avoir éprouvé un sentiment longtemps pour le connaître. Pour décrire un pays ou un groupe social, il n'est pas nécessaire d'y passer sa vie; au contraire ceux qui n'ont fait que le traverser en rapportent souvent des impressions plus fraîches, plus vives.
Le biographe de Byron n'aurait nul besoin d'être, comme Byron, un don Juan. Il n'est pas nécessaire qu'il ait conquis une lady Caroline Lamb, une lady Oxford, une Guiccioli. Il n'a nul besoin d'avoir abandonné une femme, ou d'avoir fui à l'étranger. Heureusement pour lui, il n'a nul besoin d'adopter l'attitude byronienne. Mais il serait bon que, fût-ce pour un temps très court, il lui fût arrivé un jour de comprendre que cette attitude est humaine. Le biographe de William Morris n'aura pas la générosité de William Morris, mais il essaiera de comprendre William Morris à la faveur du souvenir des meilleurs moments de lui-même.
Mais qu'il s'agisse d'un caractère tout entier, ou d'aspects fugitifs et limités de celui-ci, le problème reste le même. Est-il légitime de faire ainsi usage de l'observation indirecte? Est-il légitime de nous servir des souvenirs de nos propres passions pour interpréter, expliquer celles d'un caractère historique ? Ne risquons-nous pas, en nous servant comme «cobaye témoin» d'un personnage différent, qui est le nôtre, de déformer l'image de celui dont nous voulons écrire la vie ?
J'entends d'ici de terribles critiques. Tous ceux qui croient à l'histoire collection de faits, ne peuvent considérerqu'avec horreur une telle conception. Que dirait M. Gradgrind? Nous connaissons tous Thomas Gradgrind, biographe : « Thomas Gradgrind, sir, un homme de réalité, un homme de fait et de calcul, un homme qui agit d'après le principe que deux et deux font quatre et rien de plus, et à qui on ne persuadera jamais qu'il y a autre chose au-delà. Thomas Gradgrind, sir, péremptoirement Thomas, Thomas Gradgrind, une règle et une balance et une table de multiplication toujours dans sa poche, sir, prêt à peser et à mesurer une portion quelconque de la nature humaine et à vous dire ce qu'on y trouve. C'est une simple question de chiffres, un simple problème arithmétique. »
Je ne serais peut-être pas très effrayé par Mr. Gradgrind s'il était seul, mais je vois avec crainte et mélancolie, dans le même camp que lui, bien que si différent de lui, le charmant Mr. Nicolson qui, lui aussi, certainement, blâmerait de tels propos. «Subjectivité inadmissible », dirait Mr. Nicolson. Eh oui, certainement, subjectivité inadmissible. Or, si je me soucie fort peu de l'estime de Mr. Gradgrind, je tiens à celle de Mr. Nicolson et je voudrais essayer de le convaincre.
A la vérité, j'ai un peu moins peur de lui que je ne vous le dis, parce que je sais très bien qu'il a lui-même, et dans les meilleurs passages de son œuvre, été « très inadmissiblement subjectif », et comment aurait-il fait autrement? Nous désirons comprendre les êtres humains de tout autre façon que nous ne comprenons les mouvements des électrons ou les actes des oiseaux. Pourquoi? Parce que nous savons que nous avons à notre disposition, pour ces recherches plus délicates, un instrument plus parfait qui est la confrontation des sentiments d'un autre avec nos propres sentiments. Vous vous souvenez de l'admirable début de l'Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci de M. Paul Valéry ? C'est à la fois la critique et la justification la plus fine
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