Voltaire
fortement éprouvés par eux. Quelquefois, entre le sujet fictif et le sujet réel, l'écart est très grand. La petite Nell est pour Dickens l'occasion de laisser paraître la profonde tristesse que lui a laissée la mort de sa jeune belle-sœur. Mais, ni par leur mode d'existence, ni par leur milieu, les deux jeunes filles ne sont semblables. Ce qui est nécessaire, c'est que, sous une surface objective, soit caché le sentiment vif qui communiquera au livre cette intensité, cette flamme qu'une œuvre écrite à froid n'aura jamais.
Demandons-nous maintenant si la biographie (comme le roman et l'autobiographie) peut être un moyeud'expression, si elle peut être l'occasion d'exprimer des sentiments forts qu'a éprouvés son auteur, si elle peut avoir, comme les formes dont nous venons de parler, le bénéfice d'une passion contenue, et enfin si cette façon de la concevoir est légitime et ne risque pas de nuire à la vérité. Nous ne voyons pas très bien pourquoi elle ne serait pas légitime. Nous avons dit que, dans le cas du romancier, c'est souvent de façon tout à fait indirecte, et à propos de personnages très éloignés de lui par les événements, qu'il arrive à s'exprimer lui-même. Pourquoi le biographe ne pourrait-il atteindre à cette même puissance d'expression à propos de personnages qui ont véritablement vécu? Pourquoi ne se sentirait-il pas aussi ému par le cas de Byron que par celui d'Evan Harrington ?
En fait, Meredith a éprouvé des sentiments très forts au sujet de caractères réels et nous l'a montré en peignant Mrs. Norton dans Diana, et Lassalle dans les Comédiens tragiques. Entre de tels romans et la biographie proprement dite les différences deviennent très petites.
***
Puis-je maintenant vous demander la permission de commettre un crime contre vos usages et de faire ici une confession publique? Je n'ignore pas la difficulté d'une telle entreprise. Je sais que rien n'est plus déplaisant en tous lieux du monde, que de parler de soi ou de ses œuvres, qu'en particulier rien n'est moins anglais et que d'ailleurs, même hors d'Angleterre, rien n'est plus dangereux. Si nous avouons être satisfaits de nos ouvrages, nous serons d'un insupportable orgueil ; si nousen parlons avec humilité, toutes les âmes basses suspecteront aussitôt cette humilité d'être feinte. Et pourtant, malgré le danger, je me vois contraint de m'y hasarder, parce qu'ayant besoin d'exemples, je trouve tout de même plus raisonnable d'essayer de vous montrer le mécanisme qui a fait agir un homme que je crois connaître, plutôt qu'un mécanisme peu connu de moi et qu'il me serait plus difficile de démonter.
Je vais donc essayer de vous montrer brièvement comment j'ai été amené à choisir pour thèmes la vie de Shelley, puis celle de Disraeli. Cela peut paraître au premier abord une idée assez étrange pour un Français, que rien n'avait particulièrement préparé à des études anglaises, que d'écrire une Vie de Shelley. Il ne pouvait avoir la prétention d'apporter des documents nouveaux; il ne pouvait conter cette belle histoire mieux que ne l'avait fait avec une grande perfection Dowden. Pouvait-il vraiment éprouver le besoin impérieux d'écrire cette vie et quels étaient les ressorts intérieurs qui expliquaient un tel désir ?
Lorsque j'ai lu, pour la première fois, une brève Vie de Shelley, j'ai éprouvé une vive émotion. Voici pourquoi : je venais de sortir du lycée, avec des idées politiques et philosophiques qui représentaient assez bien, en les transposant naturellement dans notre temps, ce qu'avaient été les idées de Shelley et de son ami Hogg, au temps où ils arrivaient à Londres. Puis, brusquement contraint à l'action par les circonstances, j'avais trouvé mes idées en conflit avec mes expériences. J'avais voulu appliquer, dans ma vie sentimentale, des systèmes rationnels que j'avais formés abstraitement en étudiant les grands philosophes; j'avais rencontré de tous côtés une matière vivante et sensible, qui ne se pliait pas à ma logique. J'avais fait souffrir, et j'avaissouffert. J'étais irrité contre l'adolescent que j'avais été, et indulgent, parce que je savais qu'il n'aurait pu être autrement. Je souhaitais à la fois l'exposer, le condamner et l'expliquer. Or Shelley avait connu des échecs qui me semblaient un peu de même nature que les miens; sa vie avait naturellement cent fois plus de grandeur et de grâce que la mienne, mais je
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