Voyage au Congo
français avec une volubilité incompréhensible. Il ressort pourtant qu’il n’y a, dans toute l’histoire, comme presque toujours, qu’une question d’argent. Yamorou ne réclame point tant la femme que les 150 francs qu’il a payés aux parents pour l’avoir. Il y a en plus 10 francs d’impôt pour la femme, que le garde a payés, que le cuisinier lui a remboursés… On s’y perd. Nous décidons que la femme doit retourner à Yamorou, puisque ni le garde, ni le cuisinier ne consentent à donner à Yamorou les 150 francs qu’elle a coûté. La femme écoute d’un air indiciblement résigné ses deux derniers maris lui dire qu’elle est trop putain pour qu’on cherche à la conserver. Le garde dit même : « Elle est devenue trop crapule. » Nous faisons rendre néanmoins à la femme le pagne qu’elle avait lorsqu’elle a quitté Yamorou, plus 5 francs – mi-donnés par garde et cuisinier – pour assurer sa nourriture pendant le voyage. Tout cela prend un temps infini.
Ensuite nous examinons longuement des entonnoirs de fourmis-lions, où nous faisions dégringoler de petites fourmis en pâture.
Hier soir j’ai pu lire avec délices quelques pages du Master of Ballantrae.
8 novembre.
Décidément nous renonçons à la baleinière, mais du même coup renonçons à Bania ; nous gagnerons Carnot par Berberati. Nous avons licencié nos soixante-cinq porteurs ; on nous en promet une quarantaine d’autres, qui devront suffire. Presque tout le temps est pris par divers soins matériels et par la révision et dactylographie de ma longue lettre au Gouverneur. Un coureur m’apporte hier soir une lettre de Marcel de Coppet, laquelle m’attendait depuis plus de deux mois à Mongoumba. Ce coureur, hier soir, racontait à un garde l’emprisonnement de Samba N’Goto, que j’avais prévu ; mais lorsque, ce matin, nous interrogeons le coureur, il nie tout, et même d’avoir parlé. Prenant du sable à terre, il le porte à son front et jure que Samba N’Goto est en liberté. On le sent terrifié à l’idée des représailles possibles. Nous partons demain.
9 novembre.
Gama, sur l’Ekela. Mokélo en face, de l’autre côté du fleuve ; car je n’ose appeler rivière un cours d’eau qui ferait honte à la Seine. Quelques huttes sur un terrain en pente, dont la très vaste que nous occupons. Désagréablement chatouillés par des essaims de très petites mouches, des « fourous » sans doute. L’intérieur de la hutte, les bambous et le chaume de la toiture sont complètement lustrés, laqués par la fumée ; cela donne à cette hutte sordide un aspect luisant et propre. Il s’est mis à pleuvoir dès notre arrivée et la nuit est presque aussitôt tombée. L’étape était beaucoup plus longue qu’on ne nous avait dit et, partis à huit heures, nous n’avons atteint Gama que le soir. Certains de nos porteurs étaient recrus de fatigue ; un pauvre vieux en particulier nous montrait les ganglions de son aine, gros comme des œufs de poule. Nous n’avions pu obtenir que quarante porteurs, de sorte que quelques charges, portées par deux jusqu’alors, devaient être assumées par un seul. Cette question du portage, et même celle des tipoyeurs, me gâte le voyage ; tout le long de la route je ne puis cesser d’y penser.
Traversée de forêt beaucoup plus intéressante que celle avant Nola, à cause des fréquents petits ruisseaux qui la coupent. Le sentier dévale vers eux brusquement. La forêt elle-même est plus étrange ; une grande plante dont j’ignore le nom, à très larges et belles feuilles, donne au taillis une apparence très exotique. Quelques arbres admirables, au large empattement. La température est accablante ; non qu’il fasse très chaud, mais l’air est si lourd, si vaporeux, que l’on ruisselle. Mon gilet, que je quitte, est trempé ; ma chemise, que je quitte également, est à tordre. Je les suspends aux tipoyes, mais ils ne sécheront pas de tout le jour. Le ciel est bas, uniformément gris ; tout est terne ; on circule comme en un rêve oppressant, un cauchemar. Quantité de chants d’oiseaux, bizarres, inquiétants, font battre le cœur si l’on s’arrête – comme j’ai fait, seul, ayant pris de l’avance sur le reste de la troupe, perdu dans cette immensité.
Je voudrais bien laisser ici quelques traces de la fantastique soirée d’hier. Nous dînions chez le Docteur B…, avec A…, le jeune agent de la Société Wial (il
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