Voyage au Congo
n’a que 22 ans) et L…, capitaine de navigation fluviale qui venait d’arriver de Brazzaville. Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que le Docteur n’était pas dans son état normal ; en plus de ses propos exaltés, je remarquai que, lorsqu’il m’offrait à boire, j’avais quelque peine à maintenir mon verre sous le goulot de la bouteille, qu’il voulait toujours diriger au-delà. Et, à plusieurs reprises, il posa sur la nappe sa fourchette avec la bouchée qu’il avait piquée dans son assiette, au lieu de la porter à sa bouche. Il ne s’exalta que peu à peu, sans pourtant beaucoup boire ; mais peut-êtreavait-il déjà beaucoup bu, pour fêter l’arrivée du navire. Et pourtant je soupçonnais autre chose que la boisson. La veille, je lui avais donné connaissance de ma lettre au Gouverneur Alfassa, contenant les lourdes charges contre Pacha ; il avait paru s’indigner, puis pris de peur sans doute lorsque je parlais imprudemment d’envoyer le double de cette lettre au ministre, et par une sorte de sentiment de solidarité, le voici, ce soir, qui proteste que nombre d’administrateurs et de fonctionnaires étaient des travailleurs honnêtes, dévoués, consciencieux, remarquables. Je protestai à mon tour que je n’en avais jamais douté, et que j’en connaissais maint exemple ; mais qu’il importait d’autant plus que certaines fâcheuses exceptions (et j’ajoutais que, sur le grand nombre de fonctionnaires de tous grades que j’avais vus, je n’en avais rencontré qu’une) ne risquassent pas de déconsidérer l’ensemble des autres.
– Mais vous n’empêcherez pas, s’écria-t-il, que l’attention du public ne soit attirée surtout par l’exception ; et c’est sur elle que va se former l’opinion. C’est déplorable.
Il y avait, dans ce qu’il disait là, beaucoup de vrai, à quoi, certes, j’étais sensible. Il m’apparaissait aussi qu’il craignait d’avoir été trop loin dans l’approbation, la veille, après lecture de ma lettre, et que c’est contre cette approbation même qu’il protestait. Car, sitôt après, il versa dans l’approbation de la politique brutale envers les noirs, affirmant qu’on n’obtenait rien d’eux qu’avec des coups, des exemples, fussent-ils sanglants. Il alla jusqu’à dire que lui-même, certain jour, avait tué un nègre ; puis ajouta bien vite que c’était un cas de légitime défense, non de lui-même, mais d’un ami, qui sinon eût été sûrement sacrifié. Puis dit qu’on ne pouvait se faire respecter des noirs qu’en se faisant craindre, et parla d’un confrère, le docteur X…, celui même qui l’avait précédé à Nola, qui, traversant pacifiquement le village de Katakuo (ou Catapo) que nous avions traversé la veille, fut pris, ligoté, mis à nu, peinturluré de la tête aux pieds, et qu’on força de danser au son du tam-tam deux jours durant. Il ne put être délivré que par une escouade envoyée de Nola… Tout cela, de plus en plus bizarre, de plus en plus incohérent, exalté. Nous nous taisions tous ; il n’y avait plus que B… qui parlât. Et si nous n’avions enfin levé la séance, ayant à faire nos paquets pour le départ du lendemain, il eût sans doute parlé bien davantage. Peu s’en fallait qu’il n’approuvât Pacha ; du moins tout ce qu’il en disait était avec une arrière-pensée d’excuse, et de se désolidariser d’avec moi. Il nous dit encore (et, si vrai, ceci est très important) que les chefs reconnus des villages ne sont le plus souvent que des hommes ne jouissant d’aucune considération parmi les indigènes qu’ils sont censés commander, d’anciens esclaves, des hommes de paille, choisis pour endosser les responsabilités, subir les peines, les « sanctions », et que tous les habitants de leurs villages se réjouissaient lorsqu’ils étaient foutus en prison. Le vrai chef était un chef secret, que le gouvernement français n’arrivait pas, le plus souvent, à connaître.
Je ne puis, ici, que rapporter à peu près les propos ; je ne puis donner l’atmosphère inquiétante, fantastique, de la soirée. On ne pourrait y arriver qu’avec beaucoup d’art ; et j’écris au courant de la plume. À noter que le Docteur était tout brusquement entré dans le sujet par une attaque directe, évidemment préméditée, me demandant, dès le potage : « Êtes-vous allé visiter le cimetière de Nola ? » et, sur maréponse négative : « Eh
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