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Voyage au Congo

Titel: Voyage au Congo Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: André Gide
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On traverse, avant Pakori, quatre ou cinq villages, de plus en plus étranges, aux habitants toujours plus exaltés. De tout cela, je crains de ne garder qu’un souvenir confus ; c’est trop étrange. Nous sommes enfin sortis du cauchemar de la forêt. La savane prend l’aspect d’un bois clairsemé ; arbres pas très grands, semblables à des chênes-lièges et que souvent une belle plante grimpante, on dirait un pampre, recouvre. Beaucoup de pintades, nous a-t-on dit ; mais les hurlements de tout ce peuple en délire font tout fuir. Les habitants de ce pays, je l’ai dit, ont l’aspect heureux et robuste ; les hommes portent presque tous un étrange tatouage {51} qui, parti du sommet du front, trace jusqu’au bas du nez une ligne médiane, d’un relief très accentué.
    Notre escorte (quarante porteurs, plus huit femmes de porteurs, dont trois avec leur nourrisson suspendu au flanc) s’est démesurément grossie. On ne s’y reconnaît plus. C’est le « nous partîmes cinq cents… » Même les chefs veulent nous suivre ; jusqu’au village suivant, tout au moins. On s’arrête pour serrer des mains, en signe d’adieux. Mais quelques kilomètres plus loin l’on retrouve encore ceux dont on avait cru prendre congé.
    À Pakori, le plus beau des villages vus jusqu’à présent, où l’on s’arrête, la quantité d’enfants est inimaginable. Je tâche de les dénombrer ; à cent quatre-vingt je m’arrête, pris de vertige ; ils sont trop. Et tout ce peuple vous enveloppe, s’empresse pour la joie de serrer la main qu’on leur tend ; tous avec des cris et des rires, une sorte de lyrisme dans les démonstrations d’amour. C’est presque du cannibalisme.
     
    Pakori ; au soir. Ce grand village est merveilleux. Il a du style, de l’allure ; et le peuple y paraît heureux. L’énorme rue-place (qu’on se figure une Piazza Navone prolongée) est une arène de sable fin. Les cases ne sont plus ces huttes sordides, insalubres et uniformément laides des environs de M’Baîki ; mais vastes, de bel aspect, différenciées ; certaines sont plus grandes, dont celle que nous occupons, où l’on accède par six marches, bâties sur des sortes de monticules, de formation que je ne m’explique guère, semblables à ceux qu’on croit être d’anciennes termitières, qui mamelonnent la plaine entre Mobaye et Bambari. Nous avons longuement parlé avec le sergent-infirmier de Fort-Archambault, en congé de six mois (resté depuis 1906 sans permission, dont dix ans avec le docteur Ouzio). Nous apprenons qu’ici, que dans tout le pays avoisinant {52} (et je pense, dans toute la subdivision de Carnot), on laisse l’indigène vaquer à ses cultures après qu’il s’est acquitté de l’impôt, c’est-à-dire après qu’il a récolté dans la forêt la quantité de caoutchouc suffisante à en assurer le paiement – ce qui lui prend un mois environ. Il ne cultive ici que manioc, sésame, patates et un peu de ricin.
    Il est vrai, nous dit l’infirmier, que le blanc paie beaucoup moins cher que l’indigène les cabris et les poulets – qu’il ne les paierait du moins, car celui-ci n’en achète jamais, ou du moins ne les consomme jamais, presque jamais. (De même qu’il ne mange jamais les œufs. Tout au plus donne-t-il aux enfants les œufs gâtés – et pour les autres, ceux qui sont soustraits à la couvée, il les réserve pour le blanc qui passe.) Cabris et poulets sont objets d’échange. La monnaie, encore récemment, encore aujourd’hui, c’est le fer de sagaie, qu’il forge lui-même, estimé cinq francs la pièce. Le cabri vaut de quatre à huit fers de sagaie. On achète une femme indifféremment avec des sagaies ou des cabris (de dix à cinquante fers de sagaie, soit de cinquante à deux cent cinquante francs). Le blanc n’est pas censé acheter le cabri que lui présente le chef. Celui-ci le donne ; puis le blanc, qui en principe ne doit rien, donne un matabiche notoirement inéquivalent, mais que le chef doit toujours accepter avec reconnaissance. Pourtant un certain tarif s’établit : 1 franc par poulet ; 4 à 5 francs par cabri. Il est établi que l’indigène ne sait la vraie valeur de rien. Il n’y a, dans tout le pays, aucun marché, aucune offre, aucune demande. D’un bout à l’autre du village, il n’est pas un indigène qui possède quoi que ce soit d’autre que ses femmes, son troupeau, et peut-être quelques bracelets ou fers de sagaies. Aucun

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