Voyage au Congo
passée dans un trou de l’oreille, dégingandé, un peu clown, blagueur – qui voulait nous accompagner jusqu’à Carnot et lui aussi était aux regrets de nous quitter. Quand on lui montrait les traces d’un gibier, empreintes sur le sable de la route, il disait : « C’est petit la viande… »
Très intéressante conversation avec le Père Supérieur de la Mission. Avant le déjeuner il nous mène, à deux kilomètres de là, voir l’important troupeau de vaches zébus qu’il a fait venir de N’Gaoundéré. Nous ne quittons la mission que le soir.
16 novembre.
Pas pu prendre de notes hier ; arrivés trop fatigués au poste de Bafio, vers le soir. Étape de trente-cinq kilomètres, faite pourtant presque entièrement en tipoye. Rien de plus lassant que ce mode de locomotion, lorsque les tipoyeurs ne sont pas supérieurement dressés. C’est un menu trot qui secoue comme celui d’un mauvais cheval. Impossible de lire. Le pays a changé. Plus profondément vallonné. Grands plateaux. Depuis Berberati, plus de tsé-tsés, plus de maladie du sommeil ; d’où les troupeaux de la mission, et les chevaux des chefs de villages. Ceux-ci ne sont plus uniformément établis le long des routes en longues suites rectilignes ; les cases, non plus carrées, mais rondes, aux murs de terre et au toit pointu de chaume et de roseaux. L’influence arabe commence à se faire sentir ; les chefs ont enfin un costume et ne sont plus ridiculement affublés de dépouilles européennes. Ils portent le boubou des Bornouans ou des Haoussas, bleu ou blanc, orné de broderies. Chose assez déconcertante : à notre passage dans les villages, c’est bien à notre occasion que l’on organise le tam-tam, mais c’est autour du chef que les danses se groupent ; ce n’est plus à nous, c’est à lui que les habitants des villages rendent les honneurs. Ces chefs, le plus souvent, sont à cheval ; un cheval qu’ils se plaisent à faire galoper, piaffer ; c’est déjà presque la fantasia arabe ; ils ont de l’allure, de la noblesse et sans doute une incommensurable vanité. L’un d’eux, à qui je tends un billet de cinq francs, en plus du paiement du manioc apporté pour nos hommes, et des œufs ou poulets pour nous, prend avec morgue le billet et le passe aussitôt, dédaigneusement, à un serviteur qui l’accompagne. Un autre, qui n’a pas de cheval, est porté sur les épaules de ses sujets, comme en triomphe ; toutes les acclamations vont vers lui. Les deux fils de Bafio {54} , fort beaux, propres (en apparence) et dignes, sont venus à cheval à notre rencontre. En arrivant ici, ils ont soif et demandent à boire. Me trompé-je ? L’un d’eux se signe avant d’approcher la calebasse de ses lèvres. Fort intrigué je m’informe. Serait-ce un « converti » ?… Mais non. Il n’a pas abjuré l’Islam. S’il se signe, c’est en surplus. Tous deux jeunes encore, et d’une courtoisie charmante. Le père a le menton enveloppé dans une lehfa qui l’enturbanne ; on nous dit que c’est pour cacher sa barbe, à la manière des Haoussas (?).
De très beaux papillons, à chaque passage de rivière. Ils sont par « bancs » ; et, pour la première fois, hier, je vois un banc de porte-queue, la plupart noirs zébrés d’azur ; un, que je vois pour la première fois, noir, largement lamé de sinople ; le revers des ailes porte une ligne courbe de taches d’or ; c’est la première fois que je vois de l’or sur les ailes d’un papillon ; non point du jaune, mais de l’or. Ces papillons sont en essaim, à terre, probablement sur une trace d’excrément, si pressés que leurs ailes se touchent, bien que refermées ; immobiles et si occupés ou si engourdis qu’ils se laissent saisir entre le pouce et l’index – et non point par les ailes qu’on risquerait ainsi de détériorer, mais par le corselet. Et j’en capture ainsi une dizaine d’admirables, dans un état de fraîcheur parfaite.
Chose ahurissante : une quantité d’abeilles se promènent et s’activent sur le bord de leurs ailes, sur le tranchant ; il me semble d’abord qu’elles les mordillent et les coupent ; mais non ; tout au plus les sucent-elles… je crois ; les papillons les laissent faire, et tout cela reste incompréhensible {55} .
Marc, qui a dû attraper un coup de soleil, est assez souffrant. L’atmosphère est étouffante ; il ne fait pas très chaud, mais l’air semble chargé d’électricité,
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