Voyage au Congo
été toute insensible, l’on est surpris tout à coup de dominer de si haut une immense contrée, où les brumes attardés forment au loin de grands lacs, des rivières.
À pied jusqu’à la Nana. Très lente traversée des bagages dans une étroite pirogue. Si l’autre rive, fouillis d’arbres énormes ; là rive, en pente assez abrupte, les dispose de manière à les faire paraître plus hauts encore. Le ciel, que les brumes, en montant, avaient empli, s’éclaircit ; voici de nouveau le même temps radieux de ces derniers jours. C’est en voyant la pirogue se détacher de l’autre rive et sortir de l’ombre qui l’envoûte, poussée par l’effort du pagayeur arc-bouté sur la perche qui prend appui sur le fond de la rivière – c’est à la petitesse de l’homme, à la fragilité de l’esquif, que l’on juge l’énormité des arbres à l’entour.
Une demi-heure avant la Nana, un village où nous eussions pu passer la nuit si nous avions su. Tous ces villages, kagamas {62} de Baboua, sont à peu près déserts, tant à cause de la fuite de Semba et la crainte des sanctions et répressions qui peuvent s’ensuivre – que de la crainte (hélas ! trop aisément compréhensible) que les blancs que nous sommes, suivis immédiatement du commandant, ne parcourent le pays en vue de réquisitionner des hommes pour le chemin de fer, et de s’emparer d’eux par tous les moyens. Si grande que soit la gentillesse qu’on leur témoigne, ils se méfient, et pour cause.
Pourtant, passé la Nana, le village voisin nous fait fête. Ils étaient là, diposés pittoresquement, en escalier sur les marches naturelles que formaient les racines de je ne sais quel arbre géant, le chef, les tam-tams, la suite du chef, dont son fils, un enfant de treize ans, propre et beau, au visage bizarrement coupé de lignes noires, et le torse traversé en biais par une lanière de fourrure grise. Auprès de lui, trois êtres assez bizarrement beaux, de quatorze à seize ans, couverts de colliers et de ceintures de perles bleues et blanches ; bracelets de cuivre aux poignets, à l’avant-bras, au coude, aux chevilles et au haut du mollet. Je pose une main sur l’épaule de l’un d’eux, l’autre sur l’épaule du fils du chef et les entraîne avec moi, précédant l’escorte. Plus tard, ces enfants m’ont accompagné jusqu’au village, à une demi-heure de là, s’étant volontairement chargés de nos sacs. Entrés avec nous dans la case des étrangers où nous avions fait ouvrir nos chaises de bord, ils sont restés, d’abord assis à terre, à mes côtés ; puis le fils du chef, tandis que nous causions avec son père, s’est blotti entre mes genoux comme un petit animal familier.
Un paysage magnifique ; le mot est trop fort sans doute, car le site n’avait rien d’enchanteur – il pouvait même rappeler bien des paysages de France – mais tel était mon ravissement de sortir enfin de l’informe, de retrouver des collines distinctes, des pentes certaines, des bosquets d’arbres harmonieusement disposés… Enfin, depuis le matin le pays se développait, s’exposait devant nous ; car, depuis que nous avions quitté Bambio, à de rares exceptions près, nous cheminions dans un pays clos, forêt ou savane, enveloppés par une végétation si haute que l’on ne pouvait voir à plus de cinquante mètres – ou même souvent à plus de dix, devant soi. Quel ravissement, après que furent gravies ces hauteurs qui se dressent devant Déka et l’encerclent à demi, de voir enfin ces hautes graminées céder, faire place à une sorte de gazon ras, d’un vert tendre, au-dessus duquel la vue s’étendait au loin, et qui laissait leur pleine stature à ces arbres peu grands, clairsemés et qui jusqu’alors paraissaient noyés, étouffés par les hautes herbes. (J’ai dit qu’elles étaient si hautes qu’un homme à cheval ne les eût pu dominer ; on circulait au travers d’elles comme un chat dans un champ d’avoine.) Enfin je me sentais dans un état d’allégresse physique, propre à me faire trouver joie, noblesse et beauté, même au moins surprenant paysage. J’avais énormément marché ; mais, lorsque je me disposai à reprendre enfin mon tipoye, les cordes de soutien de celui-ci claquèrent aussitôt, me laissant brutalement tomber à terre ; et je dus marcher encore. C’était en plein soleil et durant une rude montée. Ces collines, qu’on n’appelle montagnes que parce que, dans tout
Weitere Kostenlose Bücher