Voyage en Germanie
couraient bien moins de risques en Germanie libre que nous-mêmes.
Ce soir-là, nous dînâmes d’escalopes d’aurochs, mais ce fut un festin amer. Nous instaurâmes une double garde. Personne ne dormit beaucoup. Nous levâmes le camp de bonne heure puis nous mîmes en route vers le sud, en espérant trouver le vaisseau du légat mort quelque part le long de la berge.
Nous rentrions au bercail, avec deux cadavres à ramener, et plus d’un parmi nous se sentait brisé de chagrin. Nous ne tardâmes pas à l’être tous.
Car tout en cheminant lugubrement, nous arrivâmes dans un endroit boisé. Peu après y être entrés, nous découvrîmes qu’il y avait là d’autres occupants. Ils étaient cinq fois plus nombreux que nous et nous avaient repérés. C’était une bande de guerriers à cheval, de farouches ennemis de Rome : des Tenctères.
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Nous nous retrouvâmes cernés sans même nous en rendre compte, mais nos adversaires n’attaquèrent pas tout de suite. Peut-être étaient-ils aussi surpris que nous de trouver d’autres gens dans leurs bois.
Nous mîmes nos recrues en formation carrée… avec un beau succès compte tenu du fait que ces gars n’avaient appris la manœuvre qu’en théorie. Helvetius les avait entraînés, cependant. En tant que formation, c’était acceptable. Mais nous savions tous que le carré était trop petit. Le véritable avantage du carré consiste à bloquer les boucliers tout le tour en rempart de protection. Nous n’avions pas de boucliers.
Justinus était trop fatigué et bouleversé pour se lancer dans une harangue éblouissante, mais il demanda aux gars de faire de leur mieux. Ces derniers échangèrent des regards francs d’anciens combattants : ils comprenaient la situation dans laquelle nous nous trouvions.
L’après-midi tirait à sa fin. Une fine bruine envahit le bois. Nous étions tous sales, affamés et frigorifiés, la bruine nous dressait les cheveux sur le crâne. Je remarquai que le cuir de nos chaussures avait durci et rebiquait sur les bords, sillonné de traces blanchâtres de boue et de sel. Les feuillages avaient changé de couleur dans le courant de la semaine écoulée. Le froid pénétrant charriait les premiers avertissements de l’hiver.
Je détectais une odeur d’humus et de peur. C’était une frayeur de trop. On se serait cru dans un cauchemar, lorsqu’on se traîne au fil d’une interminable succession de catastrophes grotesques en sachant qu’il s’agit d’un cauchemar et qu’il faut en sortir vite, mais sans parvenir à s’en libérer et s’éveiller en sécurité dans son lit avec quelqu’un d’aimant qui nous réconforte.
Nous ne comprenions pas pourquoi les Tenctères n’attaquaient pas. Nous les apercevions de temps à autre entre les arbres. Ils étaient à cheval. Leur présence était tangible de toutes parts. Nous entendions leurs montures piétiner sans relâche, les harnais cliqueter. Un homme toussa. Compréhensible, s’il vivait dans cette brume émanant du fleuve.
Ils étaient juste hors de la portée de nos lances. Nous nous tînmes là pendant ce qui nous parut une éternité, réprimant fiévreusement le premier geste susceptible de nous mener à notre fin. Nous entendions des sabots froisser les feuilles mortes raidies. Un vent fuyant bruissait au-dessus de nos têtes. Il me sembla entendre autre chose.
Justinus et moi nous tenions dos à dos. Il dut percevoir mon alarme, car il regarda alentour. Le visage offert à la bruine, je dressais l’oreille pour saisir un son, un bruit quelconque. Je n’eus pas besoin de lui dire quoi que ce soit : ce garçon singulier et taciturne avait rapporté de la tour de Veleda la manie de l’action solitaire. Il tendit l’oreille à son tour, sans un mot. Puis il lâcha un petit cri bref, et avant que nous puissions l’en empêcher, il fila hors du carré.
Il franchit au pas de course les quelque dix pas qui nous séparaient de l’endroit où nous avions laissé nos maigres bagages. Il courait en zigzags : une chance, car une lance jaillit des arbres en sifflant. Elle manqua sa cible. L’instant d’après, le tribun était accroupi, vaguement abrité derrière nos montures. Il se redressa bientôt, s’accouda contre le flanc d’un cheval pour assurer son équilibre le temps de soulever quelque chose. C’était le buccin à large embouchure qu’il avait emporté dans ses bagages en guise de farce.
Le son qu’il en tira tenait plus du chevrotement
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