Voyage en Germanie
l’autre avait les cheveux roux et un semis de verrues particulièrement abondant sur les joues et les mains. C’étaient les deux hommes que j’avais vus à la fabrique de céramique, en pleine prise de bec.
S’ils avaient eu l’air plus expansif, je serais peut-être allé les trouver pour leur faire part de la coïncidence. En l’occurrence, eux étaient plongés dans leurs pensées, et moi, engourdi de sommeil : je savourais mon laps de tranquillité volée. Je finis mes raisins secs. En relevant la tête, je constatai que les deux hommes s’apprêtaient à sortir de la taverne. Cela valait probablement mieux. Je ne pensais pas qu’ils m’aient remarqué à Lugdunum, et, de toute façon, ils étaient tellement furieux qu’ils n’auraient sans doute pas fait bon accueil à un témoin de la scène. Le lendemain, nous allions tous reprendre nos voyages vers diverses destinations. Il n’y avait guère de chances qu’un nouveau hasard nous remette en présence les uns des autres.
Pourtant cela arriva. En tout cas, moi, je les revis.
Le lendemain matin, à une demi-heure du village, alors que le barbier maugréait encore à propos de ma disparition de la veille et que j’ignorais quant à moi son flot de récriminations avec mon habituel tact imperturbable, nous tombâmes sur deux équipes de recrues militaires. Il n’y avait pas de légions stationnées en Gaule : ces gamins devaient s’acheminer tant bien que mal en direction de la frontière. Pour l’heure, ils s’étaient arrêtés, éparpillés le long de la chaussée comme une pelletée de carottes, vingt jeunes de 17-18 ans pas encore habitués au poids de leur casque et découvrant tout juste le morne ennui d’une longue marche. Même le centurion responsable, qui devait avoir un peu roulé sa bosse, semblait impuissant à prendre en charge la situation critique sur laquelle ils venaient d’achopper. Il savait qu’il incarnait l’ordre public, donc qu’il devait faire quelque chose. Mais il aurait préféré continuer la marche, les yeux braqués vers l’horizon. À franchement parler, moi aussi.
L’ennui, c’est que les recrues avaient repéré les corps de deux voyageurs gisant dans le fossé. Ils avaient prévenu le centurion à grands cris, si bien qu’il avait fallu s’arrêter. Quand nous arrivâmes, le centurion n’était pas à la noce. En descendant tant bien que mal dans le fossé pour voir, sa chaussure avait dérapé sur l’herbe détrempée, glissante. Il s’était vrillé le dos, trempé la cape, et crépi tout un côté de la jambe. Il enchaînait les jurons en tâchant de se décrotter à l’aide d’une poignée d’herbe. Que Xanthus et moi immobilisions nos montures pour assister à la scène acheva de crisper le soldat. Désormais, quelle que soit la décision qu’il allait prendre vis-à-vis du problème, il y aurait deux témoins.
Nous avions quitté Lugdunum par le nord, en suivant la Saône le long de la voie consulaire aménagée par l’armée pour permettre l’accès rapide aux deux Germanies. Entretenue par des commissaires grâce aux fonds publics, c’était un ouvrage de première qualité : terre damée, puis une couche de cailloux, une autre de gravats, un lit de bon mortier, puis des pavés rectangulaires donnant à la chaussée une forme bombée sur laquelle l’eau glissait comme d’une carapace de tortue. La chaussée était légèrement surélevée par rapport au paysage alentour. De part et d’autre, de profonds fossés assuraient à la fois le drainage et la sécurité vis-à-vis d’éventuelles embuscades. Du haut de la chaussée, j’avais une vue formidable.
Les plus enthousiastes des jeunes soldats s’étaient glissés à la suite du centurion : cet incident était l’épisode le plus palpitant qui leur soit arrivé depuis leur départ d’Italie. Ils étaient donc en train de basculer le gros cadavre sur le dos. Je crois que je m’attendais à ce qui suivit avant même d’avoir jeté un regard au visage. Il était tout gonflé d’être resté immergé dans l’eau de pluie, mais je reconnus l’un des deux hommes de Lugdunum. Je reconnus aussi son compagnon, déjà presque raide, bien qu’il fut étendu sur le ventre : j’apercevais les verrues sur ses mains. Elles étaient en vue, car avant de l’expédier dans le fossé inondé, on lui avait lié les mains derrière le dos.
Quelle qu’ait été l’origine de la colère des deux hommes, le sort avait trouvé
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