Voyage en Germanie
l’inscription Servez-vous inscrite en trois langues d’Europe, je ne pense pas que l’auteur de ces deux meurtres nous aurait touchés : il ne s’agissait pas d’une caractéristique embuscade de grand chemin. Cette affaire présentait des anomalies qu’Helvetius et moi avions tous les deux remarquées. D’une part, les deux hommes de Lugdunum n’étaient pas morts ce matin : les corps étaient froids, et l’état de leurs vêtements prouvait qu’ils avaient passé toute la nuit dans ce fossé. Or, qui voyage de nuit ? Les courriers impériaux eux-mêmes s’en abstiennent, à moins qu’un empereur vienne de mourir, ou qu’ils apportent des détails sur quelque scandale très croustillant dans lequel trempent des gens haut placés. En tout cas, j’avais vu les victimes dîner. Les deux hommes n’avaient pas l’air très gais, mais ne donnaient pas l’impression de devoir poursuivre leur chemin à la lanterne. Ils se reposaient aussi tranquillement que nous autres à la taverne, ce soir-là.
Non. Quelqu’un avait tué ces deux hommes, probablement au village peu après que je les avais vus, pour ensuite transporter les corps sur un bon bout de chemin dans le noir. Si je ne m’étais pas attardé devant mon verre, peut-être aurais-je fait irruption au beau milieu de l’échauffourée ? J’aurais peut-être même pu l’empêcher. Quoi qu’il en soit, passé le moment où je les avais vus quitter la taverne, quelqu’un avait dû les filer, les rouer de coups puis les garrotter, après quoi les assassins avaient maquillé la chose pour lui donner l’apparence d’un accident de voyage, de façon à ce que personne ne pose la moindre question.
— Sacrée coïncidence tout ça, hein Falco ?
— Peut-être.
Mais peut-être pas. Cela dit, je n’avais pas le temps de m’arrêter pour mener une enquête. Il n’y avait qu’une chose qui me donne à méditer tandis que je traversais Cavillonum à cheval : le triste sort de ces deux hommes était-il entièrement conséquence de leur histoire à Lugdunum… et tout cela n’avait-il pas un quelconque rapport avec ma propre mission ?
Je me dis que je n’en saurais jamais rien.
Ça n’aidait guère.
15
Argentoratum ne savait plus accueillir les étrangers – à supposer qu’elle ait jamais eu ce talent. Tant que Rome s’était intéressée à la Germanie, la ville avait hébergé un énorme contingent – du coup ses bonnes manières s’en ressentaient. Argentoratum était la base initiale de ma propre légion, la Deuxième Augusta. À l’époque où on m’avait envoyé rejoindre ceux de Bretagne, cette dernière ne comptait plus que quelques vétérans grincheux se souvenant à peine de l’existence en zone rhénane. Cela dit, la mainmise de Rome sur la Bretagne avait toujours semblé précaire, et de toute façon, nous avions espéré être postés en quelque lieu plus agréable, si bien qu’Argentoratum était depuis toujours un nom que les hommes de ma légion prononçaient avec une nostalgie de propriétaires.
Ce qui ne signifiait pas pour autant que je pouvais me prévaloir d’anciennes privautés quand je commis l’erreur de retourner sur place.
Il m’était déjà arrivé de retraverser ce camp rébarbatif, en route vers encore pire. Au moins la dernière fois, j’avais fait la connaissance du jeune Camillus Justinus, qui m’avait régalé d’un dîner dont je me souvenais encore, doublé d’une tournée des hauts lieux et des bas-fonds – lesquels n’étaient pas du tout aussi hauts qu’Argentoratum aimait à le croire, ni aussi bas que je l’aurais souhaité à l’époque. J’étais alors déprimé… un Falco amoureux, mais qui ne s’en était pas encore rendu compte. Je me demandais à présent si Camillus s’était aperçu que sa noble sœur – que j’étais censé escorter, bien qu’Helena ait, comme d’habitude, pris les choses en main – s’affairait à me prendre dans ses rets, tel quelque bouvreuil domestique au gosier mélodieux. Il me tardait de lui poser la question et de partager le comique de ce souvenir. Mais il allait d’abord falloir que je le trouve.
Les grandes places militaires ont leurs inconvénients. Au fort, impossible de tomber sur une sentinelle qu’on puisse identifier. Pas le moindre gradé qui soit resté dans le poste qu’il occupait lors de la dernière visite qu’on lui ait rendue. La ville n’est pas plus engageante. Les indigènes sont trop occupés à s’enrichir
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