Voyage en Germanie
des états mal connus de l’est.
— Alors tu penses que toutes ces rumeurs de localisation ne sont que du vent ?
— S’il vient traîner dans les parages de la Quatorzième, c’est un fou !
Manifestement, le souvenir de la défection des cohortes bataves restait douloureux.
— Vous envoyez des patrouilles d’investigation ?
— Elles ne trouvent rien.
Je me dis en mon for intérieur que cela ne signifiait pas nécessairement qu’il n’y ait rien à trouver.
— Quel risque y a-t-il de voir la révolte reprendre de plus belle au sein des tribus ?
Juvenalis ne considérait pas que les séances d’information politique incombaient à sa fonction. Je m’autorisai donc à spéculer : — On en revient toujours à la bonne vieille blague : quand un Grec, un Romain et un Celte échouent sur une île déserte, le Grec fonde une école de philosophie, le Romain placarde un tour de rôle… et le Celte déclenche une bagarre. (Juvenalis me dévisagea, soupçonneux : même en tant que blague, c’était trop complexe.) Bon, eh bien ! merci de…
Je n’achevai pas ma phrase, car la porte s’ouvrit.
J’aurais dû m’y attendre. Que ce soit le fruit d’une coïncidence, ou plus vraisemblablement la conséquence d’un bouche à oreille mal intentionné, voilà que plusieurs des personnages importants de la Quatorzième nous rejoignaient à présent. Comme je jetais un coup d’œil à la ronde, le cœur me manqua. Tous avaient l’air sinistrement décidé. Parmi eux, je reconnus Macrinus – le tribun laticlave rutilant que j’avais vu s’entretenir la veille avec Justinus –, mon adversaire le primipilus, au moins trois autres centurions à lugubre mine, et un costaud taciturne que j’identifiai comme leur specularius, poste que j’avais moi-même occupé jadis, à l’époque de mes premières missions secrètes, quand j’étudiais l’art des interrogatoires et toutes les rudes techniques qui en accélèrent l’issue.
Je savais ce que la présence de ce sinistre individu aurait signifié de mon temps. Cela dit, peut-être les temps avaient-ils changé ?
23
On m’assit sur un tabouret. Ils s’assemblèrent autour ; du coup je n’avais plus la place de me relever. La petite pièce devint plus étouffante, plus sombre. J’entendis le léger cliquetis d’un tablier protecteur à pendants de bronze, trop proche de mon oreille gauche à mon goût. Il m’était impossible de me retourner pour voir quel mouvement avait provoqué ce bruit. Le tribun et les centurions restaient plantés devant moi, la main sur le pommeau du glaive.
Je sentis le courant de puissance qui émane d’une légion bien rodée. La communication se faisait sans effort décelable. Les conseils de guerre s’assemblaient d’eux-mêmes. Les conspirations internes demeuraient sans doute invisibles pour l’observateur extérieur, et les hommes suintaient la menace tels des ours : assassins de naissance. Étant donné que nous occupions son bureau, le préfet conserva l’initiative. Aucun des autres centurions ne prit la parole.
Ce fut cependant le tribun qui se lança. Le rutilant Macrinus passa sa main libre dans sa chevelure, en un geste machinal qui en exaltait les reflets naturels.
— Nous avons reçu une plainte de la femme du légat concernant un intrus.
Du fait de son intonation cultivée, il détachait les syllabes aussi nettement que s’il crachait des pépins. C’était un beau gaillard aux yeux langoureux, imbu de lui-même. J’imaginais tout à fait Mænia Priscilla se précipitant chez lui pour lui faire part de ses soucis. Il était de son âge, de son rang. À mon avis, si elle ne couchait pas encore avec lui, elle en rêvait.
— Une dame extrêmement aimable, murmurai-je.
Il n’attendait qu’une chose : que j’ose traiter la femme de leur légat de petite minette gâtée. Ils n’attendaient que ça, tous. Je voyais les doigts du préfet qui grouillaient déjà de prendre la plume : il lui tardait de rédiger une accusation pour outrage.
— Les chiens de ton espèce donnent son titre à notre tribun ! cracha Juvenalis.
— Désolé, tribun ! Je me suis excusé de mon intrusion. Je pensais que le noble Florius Gracilis était peut-être cloué chez lui avec un rhume.
— La résidence est hors les murs. (Les préfets de camp adorent établir des lignes de démarcation.) Consulte les sources appropriées.
— Les sources appropriées se sont révélées peu coopératives, et je suis
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