Voyage en Germanie

abuser.
    — Il faut que je le voie.
    — On peut arranger ça.
    — Quand ?
    — Bientôt.
    — Maintenant ?
    — Pas tout de suite.
    Je m’agitai impatiemment.
    — Octobre en Germanie supérieure, ce n’est ni l’endroit ni l’époque pour qu’un légat s’octroie des vacances en douce.
    — Il ne me demande pas mon avis.
    — Il ferait peut-être mieux !
    La vile flatterie tomba elle aussi à plat. Préfet de camp est un grade immodeste : Juvenalis estimait que mes louanges lui étaient dues.
    — Demander un avis n’est peut-être pas le fort de votre légat ? J’ai ouï dire qu’il n’était pas très apprécié.
    — Gracilis a ses méthodes.
    Il défendait loyalement son commandant. J’entrevis néanmoins la lueur qui s’alluma dans les yeux du préfet : agacement causé par l’attitude râpeuse du légat.
    — Bon alors, il est parti avec une femme, ou il travaille au noir dans les latifundia ?
    — Mission officielle.
    — Raconte. Moi aussi, je suis un envoyé officiel.
    — Secret officiel, ajouta-t-il d’un ton sarcastique.
    Il savait que je n’avais aucun moyen de répliquer. Les hommes comme ce préfet savent jauger le rang de leur interlocuteur d’après le laçage de ses sandales. Les miennes devaient être attachées de travers.
    — J’ai des ordres, préfet. Si je ne peux pas les exécuter, il se peut que je doive en référer à Rome.
    Juvenalis esquissa un pâle sourire.
    — Ton messager ne quittera pas le fort.
    J’étais en train de me demander dans quelle mesure je me souvenais du code des signaux lumineux mais il me devança d’un air méprisant : — Tu trouveras le poste de communication par sémaphore à l’extérieur des murs.
    — Je suppose qu’à Moguntiacum, on n’élève pas de pigeons voyageurs ?
    Je cédai avec une bonne grâce feinte. Je préférais ne pas avoir à me retrouver dans l’une des cellules minuscules qui flanquaient la porte principale, réduit à une écuelle de gruau d’orge par jour. Je changeai de stratégie : — On m’a envoyé ici pour recueillir les échos politiques. Si je n’arrive pas à m’entretenir avec Gracilis, c’est à toi que je vais devoir tirer les vers du nez. Quelle est l’humeur du moment dans les tribus du coin ?
    — Les Trévires se sont fait battre par Petilius Cerialis en deux temps trois mouvements.
    Juvenalis grommela l’information d’un ton qui sous-entendait qu’il avait trop de bouteille pour s’opposer ouvertement à mes recherches, mais qu’il lui serait aisé de saboter ma mission si l’envie l’en prenait.
    — À Rigodulum ? La Vingt et Unième Rapax s’est bien battue pour Cerialis, là-bas ! rétorquai-je, soulignant implicitement la contribution moins remarquable de la Quatorzième.
    Juvenalis s’abstint de relever.
    — Les tribus en sont revenues à gagner leur vie et à courber leur vilaine échine.
    L’information était aussi inattendue que bienvenue : sans doute le préfet espérait-il que je m’en aille trouver les peuplades locales et que j’y offense quelqu’un, ce qui lui épargnerait l’ennui d’avoir à m’assommer pour me faire taire.
    — Quelles sont les principales activités dont vivent les gens, dans la région ?
    — Laine, pêche en rivière… et poterie, m’annonça Juvenalis.
    Le dernier mot me fit dresser l’oreille.
    — Capes, carpes, plats à tartes ! Le chef rebelle Civilis n’avait-il pas de la famille dans le coin ? m’enquis-je. On m’a dit que sa femme et sa sœur résidaient à Colonia Agrippinensium pendant la révolte ?
    Les traits du préfet se figèrent.
    — Les Bataves sont originaires de la côte nord.
    — Épargne-moi la leçon de géographie, préfet. Je sais où ils vivent. Mais Civilis se fait rare dans l’Île, comme dans toute la région. Il faut que je le trouve… Je me demande s’il ne serait pas redescendu vers le sud ?
    — C’est marrant, reprit Juvenalis d’un ton dont le sarcasme n’était pas absent, mais de temps en temps, on reçoit bel et bien des avis comme quoi on l’aurait localisé.
    — Ah oui ?
    — Ce ne sont que des bruits. Il a un certain prestige mystique au sein de son peuple. Quand les hommes comme lui meurent ou disparaissent, on entend toujours des tas d’histoires à dormir debout.
    Il avait raison, dans une certaine mesure. Aux premiers jours de l’Empire, les sosies des tyrans étaient un phénomène récurrent : Caligula, par exemple, renaissait continuellement parmi ses partisans fanatiques