1914 - Une guerre par accident
homme traumatisé, à
la limite de son équilibre nerveux. Guillaume pensa qu’il faudrait bientôt
songer à chercher un remplaçant à son généralissime. Le général von Falkenhayn
était notoirement sur les rangs. Dès que Moltke eut tourné les talons, le
Kaiser ordonna au chef de son cabinet militaire, le général von Lyncker,
de prendre discrètement contact avec son ministre de la Guerre.
*
Winston Churchill passait tranquillement la soirée à
l’Amirauté à jouer aux cartes en compagnie de plusieurs amis. Il en était à son
sixième Corona de la journée lorsqu’une estafette vint le déranger en pleine
partie pour lui apporter une petite mallette en cuir rouge. Winston sortit une
petite clé dorée de sa poche et ouvrit le porte-document. À l’intérieur, une
note en provenance du Foreign Office. Elle tenait en un feuillet et neuf
mots : « L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. »
Le Premier Lord de l’Amirauté finit d’un trait son gin
tonic et prit rapidement congé de ses hôtes. Il enfila un costume de ville
et traversa à pied le Horse Guards Parade pour rejoindre Downing Street. Peu
après, il se trouvait face à Asquith.
— Étant donné la situation, l’ordre de mobilisation
générale des forces navales s’impose.
Asquith fronça les sourcils.
— Vous n’avez pas oublié, mon cher, que le cabinet vous
en a refusé ce matin l’autorisation.
— Je le sais mais les choses ont changé. J’en prendrai
la responsabilité dès demain devant le cabinet.
Faute de pouvoir convoquer sur-le-champ le cabinet, Asquith
ne pouvait prendre lui-même la responsabilité d’une telle décision. Il ne fit
rien cependant pour dissuader Churchill [300] .
Ce dernier avait appris à interpréter les silences de son Premier ministre
ainsi, du reste, que la signification du dicton : « Qui ne dit mot
consent. »
Rome, 2 août, 9 h 15
Malade, déjà miné par les attaques de goutte qui
l’emporteraient moins de deux mois plus tard, le marquis de San Giuliano n’en
jubilait pas moins.
Quarante-huit heures plus tôt, le Conseil des ministres
italien avait pris à l’unanimité la décision irrévocable de rester neutre dans
la guerre qui s’annonçait. Même le germanophile Giolitti avait fini par s’y
rallier. Il lui revenait à lui, San Giuliano, de l’annoncer à l’ambassadeur
d’Autriche-Hongrie à Rome, de Merey. Il s’en faisait à l’avance une joie rien
qu’à y penser.
C’était peu dire que San Giuliano n’aimait pas Merey, le
représentant d’un pays en principe allié. Autant son collègue allemand von Flotow
était tenu avec dédain pour un atrabilaire inconsistant, autant Merey était
franchement détesté. Hautain, cassant, mal élevé, c’est à peine s’il
dissimulait son mépris pour l’Italie comme pour les Italiens. À l’heure où il
aurait plutôt fallu brosser Rome dans le sens du poil, c’était plutôt mal venu.
Qui ne le voyait désormais ? L’adhésion de
l’Italie à la Triplice était devenue une fiction. L’année précédente, Rome
avait fait savoir à Berlin qu’elle s’opposerait à toute entreprise
austro-hongroise dirigée contre la Serbie. « Pericolosissima aventura [301] »,
avait alors ajouté San Giuliano. Le virage décisif avait été pris au moment de
l’ultimatum autrichien à la Serbie. Rome n’avait été prévenue qu’au tout
dernier moment, Berlin comme Vienne appréhendant une fuite italienne intempestive
qui aurait gâché la partie.
Le chef du gouvernement Salandra ne s’était pas gêné pour
dire à Flotow sa façon de voir les choses :
— Aucun juriste sérieux ne marcherait dans le
stratagème du comte Berchtold. L’Italie ne peut ni ne veut devenir la complice
de l’Autriche dans cette affaire [302] .
Flotow ne s’en était pas ému pour si peu. Merey non plus
d’ailleurs, confit dans sa suffisance. Pour retenir l’Italie dans le camp des
puissances centrales, il eût fallu de la psychologie et non du mépris, il eût
fallu de la finesse et non des manœuvres grossières. Il eût fallu au moins
proposer à Rome des compensations substantielles. Merey exécuta une partition
diamétralement opposée. À plusieurs reprises, il conseilla à Vienne de
repousser toutes les demandes de compensation italiennes. Sa complexion
naturelle le poussait à passer en force et à provoquer son pays hôte. Berchtold
lui-même n’était parvenu à le refréner qu’à
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