1914 - Une guerre par accident
guerre.
Londres, 2 août, 18 h 00
Brinkmanship , politique du bord du gouffre. C’était
le terme qui venait d’instinct à l’esprit, en ce début de soirée. À Downing
Street, on était proche de la crise gouvernementale.
Le matin même, peu avant l’ouverture de la réunion de
cabinet, lord Morley avait tancé paternellement Churchill :
— Winston, nous allons vous battre, vous savez [314] …
Churchill avait souri jusqu’aux oreilles. Il aimait bien
John Morley qui, du reste, le lui rendait fort généreusement. Le vieux lord
aurait pu être le père de ce garnement qu’il surnommait non sans une certaine
affection le « splendide condottiere de l’Amirauté ».
Morley, la référence gladstonienne absolue en même temps que
la conscience du Parlement et du cabinet. À soixante-quinze ans passés, il
avait presque tout vu et tout connu. Il avait été en charge de l’Irlande puis
de l’Inde avant d’être nommé lord président du Conseil. Entre-temps, il avait
été élevé à la pairie et fait vicomte Morley de Blackburn, dans le comté
palatin du Lancaster. Il aurait pu briguer le poste de secrétaire au Foreign
Office. Mais il avait vécu hors mariage avec son épouse. Une telle peccadille
ne pardonnait pas en ce temps. En aucun cas, l’honorable madame Morley n’aurait
pu recevoir les femmes d’ambassadeurs de même que celles de la haute société.
John Morley avait bien sûr ses détracteurs. On le disait de
commerce fort désagréable, on le qualifiait parfois de pharisaïque. Un jour, lord Archibald
Rosebery, l’ancien Premier ministre, l’avait même traité de « vieille
fille pétulante [315] ».
Qu’importait ! On ne pouvait plaire à tout le monde et Morley savait bien
que le pire eût été qu’on ne parlât jamais de lui.
Il jouait gros jeu en ce dimanche 2 août et il en était
conscient. Cette sale guerre qui sortait à présent du bois, il n’en voulait à
aucun prix. Elle était bien le pire de tous les maux, particulièrement pour
Albion. Certes, l’opinion publique ainsi que la majorité du cabinet étaient sur
cette ligne mais Morley n’était pas dupe. D’expérience, il n’avait qu’une foi
limitée dans la fermeté du parti de la paix. Les événements allaient si vite et
l’opinion était si versatile !
Justement, on venait d’apprendre par des dépêches d’agence
que les troupes allemandes s’apprêtaient à envahir le Luxembourg.
À la réunion de cabinet, entre la grande cheminée de marbre
blanc et le portrait de sir Robert Walpole peint par Van Loo, l’atmosphère
était grave. À la demande expresse d’Asquith, le Premier Lord de l’Amirauté
engagea les débats. Il avait un moral à tout casser, à la différence des autres
ministres.
Sans qu’il eût à se forcer, Churchill fit entériner sa
décision prise la veille de mobiliser la Royal Navy. L’invasion allemande du
Luxembourg avait arrangé bien des choses.
Assis face au Premier ministre et à Grey, Morley n’avait pas
jugé opportun d’intervenir. On n’en était qu’aux hors-d’œuvre. À ses côtés, lord Beauchamp
et John Burns, un ancien syndicaliste. Deux ou trois ministres plus loin, un
autre allié, John Simon. Quarante-huit heures plus tôt, les quatre hommes
s’étaient rencontrés aux Communes dans le bureau de Lewis Harcourt, le
secrétaire d’État aux Colonies. Ils s’étaient mis d’accord pour s’opposer à
toute tentative qui viserait à transformer en alliance l’entente avec la France
et la Russie. Asquith évaluait les « neutralistes » du cabinet à une
bonne douzaine, peut-être même davantage.
À l’autre extrémité de la table David Lloyd George, lui,
semblait nerveux. Il faisait partie des inclassables. Il continuait à militer
pour une réduction des crédits militaires mais on savait le Gallois ambitieux.
Chancelier de l’Échiquier n’était qu’une étape dans sa carrière. Sa nervosité
était-elle la conséquence d’un calcul politique par trop tortueux ?
Sarcastique, Asquith n’était pas loin de le penser.
La vraie question vint bientôt sur le tapis. C’était celle
qui avait entraîné, ces derniers jours, les assauts mouchetés de l’ambassadeur
Paul Cambon vis-à-vis de Grey. Que ferait l’Angleterre si la flotte allemande
attaquait des navires ou des ports français dans la Manche ?
L’argumentation d’Edward Grey en faveur de l’engagement
était compliquée. L’Angleterre ne pouvait
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