1914 - Une guerre par accident
rester insensible à la menace directe
d’une Kriegsmarine à quelques encablures seulement de ses côtes. Il était
cependant impossible à Grey de mettre dans la balance son atout majeur :
l’accord naval avec Paris en vertu duquel les Français avaient expédié
l’ensemble de leur flotte en Méditerranée, laissant ainsi leurs côtes
septentrionales en toute vulnérabilité. L’accord restait secret.
Grey avait conclu avec emphase :
— C’est une question d’honneur [316] .
Churchill hocha gravement la tête en signe d’approbation.
Richard Haldane, le Lord chancelier, et lord Robert Crewe, le prédécesseur
d’Harcourt aux Colonies, en firent autant. Tous s’étaient déclarés favorables à
une intervention de l’Angleterre et à la fermeté envers l’Allemagne.
Comme il était prévisible, lord Morley prit
l’offensive :
— De quel honneur parlez-vous donc, monsieur le
secrétaire ?
Grey baissa les yeux, visiblement gêné. Morley reprit :
— L’Allemagne est-elle d’abord le grand agresseur que
vous dites ? Et si elle devait être finalement vaincue et si la Russie du
tsar et du knout devait tirer les marrons du feu, y gagnerions-nous au
change [317] ?
Morley était cependant le premier à en avoir
conscience : il n’avait aucune chance de l’emporter. Peu à peu, les
ministres découvraient que l’Angleterre, par lâcheté ou par négligence, s’était
bel et bien liée au fil du temps. Et pas seulement d’un point de vue moral ou
sentimental. Telle était la réalité et il était désormais trop tard pour en
sortir. Seules demeuraient des interrogations de principe ou d’image :
qu’en était-il de la sacro-sainte liberté de décision de l’Angleterre ?
Qu’en était-il de son « splendide isolement » ?
À l’issue de cette réunion de cabinet longue de plus de
trois heures, sir Edward poussa un soupir de soulagement. John Burns donna
sur-le-champ sa démission. Espérant gagner du temps, Asquith lui demanda d’y
réfléchir jusqu’à la prochaine réunion du cabinet, fixée à six heures et demie
du soir. Burns y consentit.
John Morley, Lloyd George et John Simon étaient également
partisans de la démission. Ils s’en allèrent déjeuner chez Beauchamp à Belgrave
Square. Lewis Harcourt, Herbert Samuel et Joseph Pease les y rejoignirent pour
le café. Peu auparavant, Pease, un quaker qui possédait des mines de charbon,
avait croisé le Premier ministre. Celui-ci lui avait lancé sur un ton mi-figue
mi-raisin :
— S’il vous plaît, cher ami, empêchez vos conspirateurs
de faire commettre des bêtises [318] …
*
Edward Grey ne perdit pas une minute. Au lieu de déjeuner,
il pria l’ambassadeur de France de venir le voir au Foreign Office. Un Cambon
plus démoralisé que jamais. Il venait d’exhaler toute son amertume auprès de
Wickham Steed, le chef du département étranger du Times :
— Allons-nous devoir supprimer le mot
« honneur » du vocabulaire anglais [319] ?
Quelques instants après, Cambon s’était épanché dans le
bureau de son ami Nicolson : « Ils vont nous lâcher ! » Fin
psychologue et ayant une grande estime pour son ami français, Nicolson fit
semblant de ne pas s’apercevoir que le « ils » désignait le
gouvernement de Sa Majesté dont il était un serviteur éminent…
Sir Edward annonça tout de go la bonne nouvelle à
Cambon. La flotte anglaise empêcherait les navires allemands de bombarder les
côtes françaises. Exténué mais soulagé, Cambon se retint de manifester trop ouvertement
sa satisfaction. D’ailleurs, la Kriegsmarine serait-elle assez stupide pour
commettre l’erreur de bombarder les côtes françaises ?
En privé, cependant, Paul Cambon ne bouda pas son plaisir.
Retour à l’ambassade, il confia :
— Nous avons gagné la partie. Un grand pays ne fait pas
la guerre à moitié [320] .
Il s’abstint d’épiloguer davantage. Les trois jours qu’il
venait de vivre valaient bien trois siècles…
Au même moment, à peine sortie de l’église Saint-Paul pour
l’office dominical, l’épouse d’Asquith se précipita à l’ambassade d’Allemagne.
Effondrée dans son canapé de velours vert, la princesse Lichnowsky paraissait
dans tous ses états :
— Chère Margot, rassurez-nous s’il vous plaît.
Dites-nous qu’il n’y aura pas la guerre…
Les deux femmes tombèrent dans les bras l’une de l’autre.
— Hélas, ma chère Mechtilde, je ne le
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