1914 - Une guerre par accident
cour
impériale de Berlin où Guillaume II l’entourait ostensiblement de son
amitié. Depuis qu’ils avaient inauguré ensemble, en 1891, le paquebot Prince
Bismarck , le Kaiser appréciait sa compagnie qui contrastait avec la
flagornerie de ses courtisans. Par la suite, il l’avait convaincu de l’aider à
lancer la Semaine de Kiel. En quelques années seulement, celle-ci était devenue
une manifestation mondaine fort prisée.
Ballin avait appris l’attentat de Sarajevo alors qu’il se
trouvait dans sa résidence de Hamfelde, dans le Holstein, non loin de
Friedrichsruhe cher à Bismarck. Il revenait à peine de courtes vacances passées
à Sils Maria, dans l’Engadine, puis à Madonna di Campiglio, dans le Piémont
italien. Anxieux de nature, Ballin souffrait d’insomnie chronique. Tout en
considérant le télégramme en provenance de Hambourg qui lui apprenait le drame
survenu en Bosnie, il se disait que, cette année, sa cure au sanatorium de son
ami le P r Dapper ne serait pas superflue.
Vienne, 6 juillet, 9 h 40
Telle une ruche, le Ballhausplatz paraissait en pleine
effervescence. Il n’était que temps ! Une semaine après l’attentat de
Sarajevo, l’indignation européenne était en train de retomber comme un soufflé.
Et les Autrichiens avaient gaspillé ce temps précieux avant d’esquisser leur
premier geste diplomatique.
Ce bâtiment gris et ocre, que tous les Viennois appelaient
familièrement le Ballplatz , était le siège du ministère des Affaires
étrangères. Un ministère que dirigeait depuis près de deux ans le comte Leopold
Berchtold von und zu Ungarish.
Berchtold était un diplomate de carrière. Cela se sentait
d’instinct. En 1907, à quarante-quatre ans seulement, il avait été nommé
ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Une ascension fulgurante qui faisait bien des
envieux à Vienne.
Malgré son air cynique et blasé, l’homme n’était pas plus
expérimenté que n’importe quel diplomate chevronné. À en croire ses pairs, il
était moins habile que son prédécesseur le baron von Aerenthal, l’homme
qui avait humilié les Russes lors de la précédente crise bosniaque de 1908. En
revanche, Berchtold était crédité de manières impeccables ainsi que de talents
mondains fort appréciés. « Charmeur quand il le veut, charmant quand il le
faut », ainsi se plaisait-on parfois à le décrire. Cela avait suffi à
l’empereur François-Joseph pour en faire, à partir de 1912, le chef de sa
diplomatie :
— Berchtold me plaît. Je lui ai donné ma confiance.
C’est tout [40] .
Propriétaire de vastes domaines fonciers en Moravie,
immensément riche, Berchtold offrait l’image d’un aristocrate comblé. N’eût-il
occupé des responsabilités publiques qu’il se fût volontiers contenté de couler
des jours heureux dans son château de Buchlau et de se consacrer à sa véritable
passion : les chevaux de course. Mais il avait choisi de servir l’Empire.
Il entendait bien à présent imprimer sa trace dans l’Histoire.
Le 28 juin dans l’après-midi, alors qu’il inaugurait
une vente de charité sur ses terres, Berchtold avait tout de suite compris.
Revenu en toute hâte à Vienne, il y avait été accueilli par son sous-secrétaire
d’État le comte Forgach. Ce dernier était un de ces diplomates policés qui
perdaient tout contrôle à la simple évocation de la Serbie. Peut-être avait-il
quelque excuse. Dans un passé récent, Forgach avait servi comme ambassadeur de
l’Empire à Belgrade. Les Serbes, il les avait déjà pratiqués.
D’autorité, Berchtold avait fait revenir à Vienne le chef
d’état-major des armées, le général Franz Conrad von Hötzendorf. À Vienne,
contrairement à Berlin, les diplomates en imposaient aux militaires. Berchtold
n’entretenait pas les meilleures relations du monde avec Conrad. Mais quelle
place y avait-il pour les états d’âme, désormais ?
Dans les chancelleries européennes, le comte Berchtold
traînait une réputation peu flatteuse de futilité et de
veulerie. L’archiduc François-Ferdinand l’avait longtemps tenu pour
quantité négligeable. Les diplomates allemands de la Wilhelmstrasse le toisaient,
lui et ses collaborateurs, comme un « outrecuidant » et, dans le
meilleur ces cas, comme un « écervelé ». Quant à l’empereur
François-Joseph, c’est à peine s’il s’apercevait parfois de son existence. Eh
bien, cela changerait !
Dans les heures qui suivirent, Berchtold
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