1914 - Une guerre par accident
la paix était indispensable à la survie de
l’Empire. Il était même prêt à en payer le prix par le rétablissement avec la
Russie du fil rompu par la guerre de Crimée.
La Russie, telle était bien la clé du problème. Elle l’était
au moins autant pour Vienne que pour Berlin. Une fois réconciliée avec
Saint-Pétersbourg, l’Autriche-Hongrie pourrait recouvrer sa liberté d’action
dans la région. Quant à l’intenable Serbie, qui n’aurait jamais les moyens de
ses ambitions, elle serait ramenée tôt ou tard à la raison. La réforme de
l’Empire, que François-Ferdinand avait dans ses cartons, ne pourrait qu’y
concourir. En faisant fond sur la Croatie comme un des pivots de la monarchie,
il réduirait l’attraction de la Serbie sur les populations slaves du Sud.
François-Joseph, lui, demeurait sceptique sur une éventuelle
alliance russe. Il restait de la vieille école tout en sachant que le temps de
Metternich et de la Sainte-Alliance, comme celui de l’« alliance des trois
empereurs » – entre l’Allemagne, l’Autriche et la Russie – était
révolu. La réalité était à présent différente. La diplomatie autrichienne
campait sur une posture défensive tandis que les Russes revenaient
progressivement en force dans la région. À ce jeu-là, Vienne risquait fort de
se retrouver isolée. Elle était loin l’époque où l’Autriche-Hongrie pouvait
dicter sa volonté à ses voisins.
Et si l’empereur s’était tragiquement trompé durant toutes
ces années ? Il garda pour lui ses réflexions. Ce n’était tout de même pas
une raison pour virer de bord inconsidérément du jour au lendemain.
François-Joseph avait douché l’euphorie interventionniste de
ses ministres :
— Seuls, nous ne pouvons rien. Tout dépendra de
l’attitude de nos voisins allemands. Retiendront-ils notre main comme par le
passé ?
Le vieil empereur n’avait qu’une confiance limitée en
Guillaume II dont il appréhendait la versatilité. C’était également
question de génération. Que le Kaiser était loin d’avoir l’envergure de son
grand-père, feu l’empereur Guillaume I er ! Ce dernier, il
est vrai, avait pour mentor Otto von Bismarck. Mais ne reconnaît-on pas la
valeur d’un chef à son aptitude à choisir de bons collaborateurs ?
Guillaume I er avait un Bismarck à ses côtés. Son petit-fils,
lui, était entouré de Hohenlohe, Bülow ou Bethmann-Hollweg. Ce n’était pas
exactement la même pointure.
Berchtold demeurait plein d’allant :
— Dans ses dépêches, notre ambassadeur Szögyény parle
d’un « chèque en blanc » de Berlin. Les Allemands sont aussi exaspérés
que nous par cette vile canaille.
François-Joseph n’en démordait pas :
— Comment pouvez-vous être si sûrs des Allemands ?
Ils nous ont tellement refroidis ces dernières années. Quant à Szögyény, il est
si vieux ! Il n’entend probablement que ce qu’il a envie d’entendre [47] …
Conrad von Hötzendorf intervint d’autorité :
— Majesté, le comte Hoyos a entendu les mêmes choses
que Szögyény. De toute façon, quelle importance ! Le Kaiser comme
Bethmann-Hollweg ont dû lire Bernhardi, n’est-ce pas ?
Bernhardi ? François-Joseph, tout comme Berchtold,
ignorait jusqu’au nom de cet officier allemand qui, en 1870, avait été l’un des
premiers soldats à défiler sous l’Arc de Triomphe lors de l’entrée des
Prussiens dans Paris. Devenu général et chef de la section historique à l’état-major
général, il s’était par la suite piqué de théorie.
L’empereur et son ministre n’auraient certes pas perdu leur
temps à se plonger dans le dernier essai que venait juste de publier Friedrich von Bernhardi, L’Allemagne et la prochaine guerre [48] .
Ils auraient compris toute la vigueur d’un nationalisme pangermanique liant
désormais le patriotisme de race à certaines idées chères au biologiste
britannique Charles Darwin : le principe de la sélection naturelle entre
sociétés humaines ; la guerre comme moyen privilégié de cette lutte pour
la puissance ou la survie ; la guerre en tant que berceau de la moralité
universelle ; la conquête en tant que devoir imposé par la nécessité. Avec
des théoriciens aussi percutants que Bernhardi, les bellicistes avaient de
beaux jours devant eux.
Non, François-Joseph n’avait pas lu Bernhardi. Quant à
Guillaume II… On avait rapporté à l’empereur autrichien le jugement de
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