1914 - Une guerre par accident
travailla sans
relâche à débusquer le moindre indice susceptible d’incriminer la Serbie. À ses
yeux, l’affaire ne faisait guère de doute : le gouvernement de Belgrade
était directement impliqué dans l’attentat. Encore fallait-il en apporter la preuve
certaine. Arrêtés sur-le-champ, les trois premiers terroristes n’avaient rien
révélé. Même Cabrinovic, un bavard qui aimait tant à se mettre en valeur, était
parvenu à tenir sa langue.
Mais qui cherche finit par trouver. La chance fut, en fin de
compte, avec Berchtold. Dès le 29 juin, Danilo Ilic, un des conjurés, fut
appréhendé par hasard à l’occasion d’un banal contrôle de police. Cet ancien
journaliste était un de ceux qui en savaient le plus long sur le complot. Il
prit peur subitement et, sans y être vraiment acculé, il se mit à vider son sac
aux deux agents qui l’avaient interpellé. Ilic ne se contenta pas de donner le
nom de tous ses complices. Il révéla surtout la provenance des armes ayant
servi à l’assassinat de l’archiduc : la Serbie.
En prenant connaissance des aveux d’Ilic, le comte Berchtold
s’enfiévra brusquement. Pour une fois, son sourire carnassier – il
souriait, prétendait-on, même lorsque ses chevaux perdaient sur les champs de
courses – s’effaça de son visage. Il se fit soudain menaçant, se prit à
parler de représailles, d’opération militaire préventive. L’archiduc
défunt ? Il n’y pensait même plus. À l’encontre de la Serbie, il ne
détenait pas de preuve authentique, seulement une présomption sérieuse.
Mais quelle différence, après tout ? Berchtold considéra qu’il avait
dorénavant le choix de l’initiative et la capacité de peser directement sur les
événements. Il le tenait, son casus belli !
*
En quelques heures, la tension austro-hongroise envers la
Serbie prit une vilaine tournure. Dès le 30 juin, une feuille nationaliste
de Vienne publia un éditorial martial surmonté d’un énorme titre en caractères
gras : « À Belgrade ! » En Hongrie, le Pester Lloyd ,
un des journaux gouvernementaux pourtant les plus pondérés, présenta chaque
jour à ses lecteurs une chronique intitulée : « La cuisine des
sorcières serbes [41] . »
Dans l’opinion publique, l’hostilité devenait elle aussi
palpable. Même les gens les moins belliqueux en vinrent à perdre le sens de la
mesure. Les Serbes avaient cette fois dépassé les bornes. Ils méritaient une
bonne leçon. Tôt ou tard, de toute façon, l’Autriche serait forcée de faire
étalage de sa force en réglant une fois pour toutes ses comptes avec Belgrade.
Et le plus tôt serait le mieux.
Parachevant une note d’analyse pour le Quai d’Orsay,
l’ambassadeur de France à Vienne Alfred Dumaine retomba par hasard sur une de
ses correspondances récentes. Il y écrivait : « Dans cet empire tombé
en enfance, la pensée directrice et presque unique est que la Serbie doit être
réduite, humiliée, anéantie si possible. Ce delenda Carthago permet de
s’abstraire de toute autre combinaison [42] . »
L’ambassadeur estima qu’il n’y avait pas un seul mot à changer.
À l’étranger, la sympathie de la presse internationale
penchait à l’évidence en faveur de la monarchie danubienne. Chacun connaissait
les carences et même les vices du régime des Habsbourg. Ce n’était pourtant
rien comparé à l’inconséquence extrême et à la sauvagerie des Serbes. Même en
Angleterre, patrie du libéralisme et de la tolérance, on put lire sous la plume
de Charles P. Scott, directeur du Manchester Guardian , un des
principaux quotidiens britanniques : « Si quelqu’un pouvait traîner
la Serbie jusqu’au bord de l’océan et la jeter à l’eau, l’atmosphère de
l’Europe serait purifiée [43] … »
L’affaire n’était cependant pas aussi simple. Certains
leaders d’opinion prenaient déjà l’exacte mesure de la réalité. À
contre-courant de l’opinion, la Neue Freie Presse , principal quotidien
viennois, n’hésita pas à soutenir que « les guerres de revanche, quand
elles mettent en jeu les grands intérêts d’un peuple, sont aujourd’hui
impossibles ».
Guerre peut-être impossible mais nullement inconcevable. En
France, dans L’Homme libre , le journal de Clemenceau :
« L’idée follement absurde de faire remonter au gouvernement de Belgrade,
et au peuple serbe lui-même, la responsabilité de l’assassinat comporterait de
si graves
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