1914 - Une guerre par accident
conséquences que l’esprit se refuse à les envisager [44] … »
Exprimant souvent la position officieuse du Quai d’Orsay, Le
Temps de Paris y allait de son analyse alarmiste dans son bulletin de
l’étranger : « Ne nous y trompons pas : l’avenir de la paix
orientale et peut-être de la paix européenne dépend de la direction que va
prendre le procès de Sarajevo [45] … »
Peu nombreux restaient toutefois ceux qui se prenaient à
jouer les Cassandre. Même ceux-là se disaient en leur for intérieur que le pire
n’était jamais sûr.
*
Homme de devoir et de labeur : cette réputation dont on
gratifiait François-Joseph était loin de lui déplaire. Depuis l’âge de dix-huit
ans, il n’avait jamais cessé de servir cet État auquel il consacrait sa vie. Il
en avait hérité dans le chaos, il l’avait patiemment reconstruit. Sa volonté et
sa persévérance avaient valu à l’Empire d’Autriche, augmenté entre-temps du
royaume de Hongrie, de survivre à toutes les tourmentes du siècle passé :
révolutions, désastres militaires ou drames dynastiques. Aussi François-Joseph
avait-il fini par incarner à lui seul cet Empire austro-hongrois, dans le
respect et l’affection de tous.
Le peuple pouvait bien s’échauffer à loisir et la presse
rivaliser de polémiques. C’était leur privilège. Il appartenait néanmoins aux
hommes d’État, ceux qui connaissaient le dessous des cartes, de ne pas céder
aux émotions primaires. Conserver le sens des responsabilités : c’était le
credo de François-Joseph et il n’en avait jamais varié.
Aujourd’hui pourtant, le vieil empereur semblait en proie au
doute et à cette lassitude dans lesquels certains croyaient déceler les
stigmates de la sénilité. L’assassinat de l’archiduc ne l’avait pas chagriné.
Il avait tout de même bousculé ses certitudes. Sa diplomatie prudente et sa
politique du profil bas n’avaient-elles pas été de monumentales erreurs ?
Bien sûr, il y avait eu l’annexion triomphale de la
Bosnie-Herzégovine, en 1908. Mais cela avait-il été autre chose qu’une victoire
en trompe l’œil ? Elle n’avait donné à l’Autriche que l’illusion de la
puissance. L’alliance avec le Reich allemand, elle, n’était pas forcément une
assurance tous risques. Une alliance du faible au fort serait-elle jamais une
garantie absolue ? Ironisant un jour sur le verbe parfois guerrier de
l’archiduc François-Ferdinand, le Kaiser, qui se disait pourtant son ami, ne
s’était pas gêné pour le tancer avec bonhomie :
— Tu fais trop de bruit avec mon sabre [46] !
Depuis peu, l’horizon diplomatique de Vienne s’était
assombri. Ses voisins directs en étaient la cause. Avec son tsar Ferdinand,
regardé comme une « vraie canaille » par les cours européennes, la
Bulgarie était d’une fiabilité douteuse. On soupçonnait la Roumanie de trahir
ses alliances au profit de la Russie. L’Italie elle-même, membre à part entière
de la Triplice – l’alliance avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie –,
était tentée par un rapprochement avec l’Angleterre et la France.
Condescendants comme toujours envers les Italiens, les dirigeants allemands
avaient affecté de n’y voir qu’un « tour de valse » sans importance.
Les Autrichiens étaient plus inquiets. Décidément, ces Italiens ne changeraient
jamais ! Et encore, Vienne n’avait pas eu vent des accords militaires
passés en grand secret par Rome avec Londres et Paris.
Pilier de l’Europe centrale et orientale, l’Empire
austro-hongrois était en train de perdre la main. François-Joseph était trop
expérimenté pour ne pas s’en apercevoir. Il devenait urgent de réagir. Face aux
prétentions serbes et à l’hostilité russe, l’Autriche ne pouvait se permettre
de reculer davantage.
Le discernement et la modération n’en restaient pas moins de
rigueur. Il fallait laisser du temps à la diplomatie. Au lendemain de
l’assassinat de l’archiduc, cette exigence demeurait d’actualité pour
François-Joseph. Le recours à la force, il n’en voulait pas. Il avait subi trop
de défaites cuisantes tout au long de son règne pour en risquer une autre qui
pourrait bien s’avérer fatale. L’Empire restait fragile, Dieu sait où tout cela
mènerait ! De son vivant, François-Ferdinand partageait d’ailleurs une
telle opinion.
Le neveu était même allé plus loin que le vieil empereur
dans cette voie, considérant que
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