1914 - Une guerre par accident
feu
Édouard VII d’Angleterre sur son neveu Guillaume :
— William ? Il a beau se donner des allures provocantes,
il n’est probablement pas belliqueux. Il manque de courage. Et d’abord, il
n’entend rien à rien à la stratégie [49] .
Le chef d’état-major de l’armée autrichienne
poursuivit :
— Non seulement les Allemands nous donnent carte
blanche pour régler leur compte aux Serbes, mais ils nous incitent même à
passer très vite à l’action. C’est maintenant ou jamais !
L’enthousiasme de Conrad se heurta une fois encore au
pragmatisme du vieux souverain :
— Et la Russie, messieurs ? Qu’en
faites-vous ? Imaginez qu’elle entre dans la danse ?
Cette fois, ce fut Berchtold qui balaya l’objection d’un
revers de main :
— Les Russes ne s’en mêleront pas ! Ils ne sont
pas fous. Le tsar n’a nulle envie de revivre Moukden ou Tsushima [50] .
C’était au temps de la guerre russo-japonaise, une dizaine
d’années auparavant. À Moukden, dans l’Extrême-Orient mandchourien, les troupes
japonaises avaient mis en déroute en mars 1905 l’armée russe du général
Kouropatkine. Cette défaite cuisante avait provoqué un choc immense dans les chancelleries
comme dans l’opinion publique russe et européenne. Quelques semaines plus tard,
la flotte russe venue de la Baltique s’était fait tailler en pièces par les
forces navales nippones dans la bataille du détroit de Tsushima, entre la Corée
et le Japon.
À court d’arguments, le vieil empereur parut soudain frappé
d’hébétude. Il sentait bien qu’il n’avait plus l’énergie nécessaire pour damer
le pion à ses conseillers. Ce n’était plus pour lui désormais que retentissait
la Marche de Radetzky . Que l’Histoire déroule donc son cours selon les
desseins de la Providence !
Vienne, 6 juillet, 10 h 30
Siégeant en Conseil de guerre, les ministres de la Couronne
s’étaient vu assigner un ordre du jour précis : formaliser la réaction de
l’Autriche-Hongrie à la suite de l’attentat de Sarajevo. Le comte Berchtold
présidait les débats. Il était entouré du président du Conseil autrichien, le
comte Karl von Stürgkh, du ministre des Finances Leo von Bilinski et
du ministre de la Guerre le général Alexander von Krobatin. Il y avait
aussi le chef d’état-major des armées Conrad von Hötzendorf.
À la droite de Berchtold, le comte Tisza, président du
Conseil de Hongrie, vers qui convergeait toute l’attention. Tisza et son
éternel regard d’un scepticisme hautain, à l’abri de lunettes finement cerclées
d’acier, qu’il promenait sur ses contemporains.
Autour de la table rectangulaire, chacun se doutait bien que
le Hongrois, enfin débarrassé de l’archiduc héritier, n’allait pas se priver de
jouer les trouble-fête.
D’entrée de jeu, Berchtold avait souligné la nécessité de
clarifier au plus vite la situation. Il avait conclu comme chacun s’y
attendait :
— Agir par la force et rendre la Serbie à jamais
inoffensive, ce doit être notre objectif…
— … et la Russie ?
L’interrogation émanait bien sûr de Tisza. Exactement la
même réaction que François-Joseph, quelques heures plus tôt. Cette fois,
Berchtold prit le parti de ne pas finasser inutilement :
— Je ne me fais pas trop d’illusions. La guerre avec la
Serbie entraînera vraisemblablement la guerre avec la Russie.
— Et vous espérez vraiment que je puisse cautionner une
agression à l’improviste ? Sans pourparlers diplomatiques
préalables ?
La délibération tournait en rond. Seul contre tous, imbu de
sa supériorité intellectuelle, Tisza n’était pas disposé à céder un pouce de
terrain face à ces ignares inconscients qui jouaient les boutefeux. Ce fut le
moment que choisit le général von Krobatin, la caricature d’un maréchal
des logis d’opérette, pour manifester sa présence :
— Vous voulez quoi ? Un succès diplomatique ?
Comme si c’était suffisant face à cette bande de sauvages ! Il nous faut
moins d’un mois pour nous en débarrasser.
Après avoir promené son regard bovin sur l’assistance, le
général se lissa la moustache en signe d’autosatisfaction. Les membres du
Conseil demeurèrent cois. Les moins futés savaient que Krobatin avait
l’habitude de dire n’importe quoi. L’intéressé s’obstina :
— … d’ailleurs, un succès diplomatique est
strictement sans intérêt.
Tisza finit par
Weitere Kostenlose Bücher