1914 - Une guerre par accident
été avant les années 1890. Par bonheur, les erreurs
stratégiques de l’Allemagne du jeune Guillaume II avaient rapproché la
France de la Russie. La francophilie du roi d’Angleterre Édouard VII,
jointe au savoir-faire de Théophile Delcassé, avait fait le reste en suscitant
l’Entente cordiale. Ce n’était pas de trop pour contenir le puissant voisin
allemand.
Évidemment, avoir la Russie dans son camp supposait qu’on
avalât ici ou là quelques couleuvres. Poincaré en avait avalé un certain
nombre. Agissant dans les Balkans sans même consulter son partenaire français,
la Russie en prenait à son aise avec l’alliance. Les Français n’avaient guère
le choix. Si Paris s’était avisé d’avertir solennellement la Russie que la
France n’entrerait pas dans une aventure pour les chimères du slavisme, la
Russie aurait rétorqué sur-le-champ qu’elle n’entrerait pas en guerre pour
l’Alsace-Lorraine…
À la manœuvre, l’ambassadeur Iswolsky était le maître
incontesté de la politique russe vis-à-vis de la France. Il ne faisait guère
mystère de son objectif : prendre sa revanche sur l’Autriche-Hongrie de
l’humiliation personnelle subie six ans plus tôt. Retors, vénal, sans scrupule,
Iswolsky était une sorte de reître en diplomatie. Lui au moins ne se cachait
pas pour souhaiter la guerre, que celle-ci éclate dans les Balkans, au Maroc ou
ailleurs. On prétendait qu’il avait favorisé le vote en France de la loi des
trois ans en arrosant généreusement la presse française. Son attaché financier
à l’ambassade Arthur Raffalovitch n’y était pas étranger, qui lançait sur un
ton de dédain blasé :
— Chaque jour, on apprend à mépriser quelqu’un de plus [71] …
Ici ou là, on insinuait qu’Iswolsky influençait Poincaré
sous prétexte que les deux hommes avaient pris l’habitude de se rencontrer. Le
Français nourrissait-il vraiment des illusions sur ce Russe si sulfureux ?
L’opinion d’Alexandre Petrovitch n’en comptait pas moins à l’Élysée. Quelques
jours plus tôt, Aristide Briand avait accepté une invitation de
Guillaume II aux régates de Kiel. Poincaré l’en avait vivement dissuadé de
crainte qu’une entrevue entre Briand et le Kaiser n’indisposât le tsar.
Iswolsky avait fait passer le message.
Pour Poincaré, la Russie n’était pas seulement un allié,
c’était aussi le pays dont l’armée était regardée comme un rouleau compresseur.
Sur le papier en tout cas. Joffre, le chef d’état-major de l’armée française,
partageait-il ce point de vue ? On ne pouvait savoir ce que pensait ce
général aussi prudent qu’habile, aussi solide qu’impassible. C’était là sa
force. Il avait été nommé en 1911 à cette position hiérarchique éminente alors
qu’il ne passait pas pour le plus capable des officiers généraux. Joffre
n’avait été le premier choix ni de Messimy ni de Poincaré. Il n’avait ni
l’audace ni l’arrogance d’un Castelnau, ce général bravache, antidreyfusard
sans complexe qui avait lancé un jour, en plein Conseil supérieur de
guerre :
— Qu’on me donne une armée de 700 000 soldats
entraînés et je conquiers l’Europe [72] !
Avec Joffre, ce spécialiste de la logistique, du génie et de
l’organisation de l’arrière, ce n’était pas vraiment la politique de la
flamberge au vent ! Et c’était peut-être tant mieux en un sens. Poincaré
gardait à l’esprit la description condescendante qu’on lui avait faite du futur
généralissime :
« … un lot de robustes qualités qui lui viennent
de ses aïeux, les vignerons de Cerdagne. Mais serait-il capable de la
conception géniale, de l’étincelle divine [73] ? »
En clair, Joffre n’était pas Napoléon. Ni saint-cyrien ni
breveté de l’École de guerre, il n’était pas l’homme des improvisations
foudroyantes. Il le savait mieux que quiconque. Mais, après tout, on pouvait en
dire autant de Moltke en Allemagne, de Conrad von Hötzendorf en Autriche
ou de French en Angleterre. Cela ne gênait pas trop Poincaré qui était fait à
peu près dans le même moule :
— L’armée russe est-elle prête ?
— Elle le sera, monsieur le Président, j’en réponds.
L’an dernier, aux manœuvres militaires de Krasnoïe Selo auxquelles j’ai
assisté, elle m’a fait une excellente impression. Une organisation correcte, un
moral élevé…
— La question cruciale, nous le savons tous,
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