1914 - Une guerre par accident
décidément jouer très serré pour éviter d’être
entraîné dans un conflit à son corps défendant. Une réflexion de son
prédécesseur le président Fallières, que Paléologue lui avait récemment
rapportée, lui trottait dans la tête : « Si le peuple français a
conscience d’être attaqué, il marchera comme un seul homme. Il ne marchera jamais
pour réparer la sottise d’un de ses ministres [105] . »
Cette sottise-là, il fallait à tout prix l’éviter.
Poincaré disposait cependant d’une marge de manœuvre
réduite. La France avait réellement besoin de la Russie et celle-ci ne pouvait
l’ignorer. D’un autre côté, il est vrai, la Russie avait besoin de l’épargne
française pour moderniser son économie. Et l’argent du bas de laine français
était une réalité sonnante et trébuchante, tandis que le « rouleau
compresseur » militaire russe relevait davantage du mythe. Mais qui s’en
souciait vraiment ?
Un siècle tout juste après le désastre napoléonien dans les
plaines de la Moskova et sur les rives de la Bérézina, la Russie était devenue
à la mode en France. Les Ballets russes de Diaghilev y faisaient fureur tandis que
Nijinski était célébré par le Tout-Paris comme un dieu vivant. Les adolescents
français se plongeaient, rougissants, dans le Premier amour du romancier
Ivan Tourgueniev. Quant aux mélomanes qui encombraient les travées du Théâtre
des Champs-Élysées à Paris, ils n’avaient d’oreille que pour les compositions
symphoniques de Tchaïkovski ou de Rimski-Korsakov.
Bien sûr, il y en avait d’autres qui ne partageaient pas
tout à fait cet engouement pour la Russie. Jean Jaurès et les socialistes
français en faisaient partie. Pour eux, l’Empire des tsars s’identifiait au
régime du knout et de l’oppression. Joseph Caillaux partageait ce point
de vue. Il estimait d’ailleurs que la France avait plus d’affinités avec
l’Allemagne qu’avec la Russie. Caillaux, cet éternel empêcheur de tourner en
rond.
Plus il repensait à Caillaux et plus Poincaré le détestait.
Comment imaginer que les deux hommes avaient pu être proches jadis ?
Poincaré avait même été le témoin du second mariage de Caillaux, en
octobre 1911. Leurs caractères étaient cependant trop dissemblables. L’un
était insolemment flamboyant quand l’autre restait désespérément terne. L’un
méprisait les procédures quand l’autre demeurait engoncé dans ses habits de
juriste tatillon. L’un était porté vers les compromis et les manœuvres subtiles
quand l’autre faisait fond sur les rapports de force. Caillaux estimait que
Poincaré se contentait d’« excursionner » dans la vie publique.
Poincaré, lui, s’était forgé la conviction que Caillaux était dénué du sens de
l’État. Ces deux-là n’avaient aucune chance de s’entendre.
En ce 14 juillet, bien au-delà de la fièvre internationale,
le président Poincaré jubilait auprès de son ami Louis Barthou. Cet ancien
avocat au barreau de Pau, tenu pour un républicain modéré, était un proche du
chef de l’État, presque un fidèle. Ce qui, évidemment, ne le rendait pas
spécialement sympathique aux yeux de Caillaux qui dénonçait son « appétit
vulgaire du pouvoir ». Clemenceau y ajoutait bien sûr son grain de
sel : « Son père, le quincaillier d’Oloron Sainte-Marie, avait
inventé un tire-bouchon. Ce n’était pas si bête. Mais lui, qu’a-t-il inventé [106] ? »
De mars à décembre 1913, Barthou avait été le premier
chef de gouvernement du septennat de Poincaré. Ferraillant avec vigueur à la
Chambre contre les parlementaires de gauche, il avait fait voter la loi des
trois ans sur le service militaire. Le président de la République ne s’en était
séparé qu’à contrecœur.
— Il ne pourra s’en sortir cette fois. Il lui sera
impossible de revenir aux affaires.
Le « il » désignait bien évidemment Caillaux.
C’était la raison de la jubilation du chef de l’État.
L’ancien ministre des Finances et président du Conseil
traversait une bien mauvaise passe depuis ce funeste 16 mars 1914. Ce
jour-là, sur le coup de dix-sept heures, six coups de feu avaient claqué dans
un immeuble cossu du Rond-Point des Champs-Élysées qui abritait le siège du
journal Le Figaro . Les coups de feu provenaient du Browning dont
Henriette Caillaux, l’épouse du ministre, venait juste de faire l’acquisition
chez l’armurier Gastinne-Renette. Ils
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