1914 - Une guerre par accident
la Serbie, autant agir le plus vite possible pour des
raisons militaires. Autant accompagner le mouvement en arrachant la
renonciation à toute annexion du territoire serbe, donc à l’inclusion d’une
population slave au sein de l’Empire qui porterait préjudice aux Hongrois.
Enfin, autant éviter si possible une conflagration généralisée en Europe.
À Vienne, le comte Tisza représentait l’ultime verrou
contrariant les forces de la guerre. Il avait tenu ce rôle pendant treize jours
exactement. À présent, ce verrou venait de sauter.
Golfe de Botnie, après-midi du 19 juillet
Majestueusement, l’étrave du cuirassé La France fendait les eaux sombres de la mer Baltique. Faisant claquer le drapeau
tricolore à la poupe, le vent du nord ralentissait l’allure du navire
présidentiel et de son escorte le Jean Bart . Ils restaient néanmoins
dans les temps. Le lendemain, ils accosteraient comme prévu à Cronstadt où les
attendrait le tsar Nicolas II à bord de son yacht, l’ Alexandria .
Cela faisait trois jours qu’ils avaient quitté Dunkerque et
la traversée n’était pas vraiment enchanteresse. L’humeur de René Viviani ne
s’était guère améliorée depuis le départ. Le chef du gouvernement avait un mal
de mer de chien et ne quittait pratiquement pas sa cabine. Son absence de pied
marin n’était pourtant qu’une partie de ses tourments. Le véritable problème
était Poincaré lui-même, sa froideur et son comportement impavide. Depuis le
départ en mer, le chef de l’État passait des heures entières avec Margerie à
discuter de protocole et de procédures diplomatiques. C’est à peine s’il
s’apercevait de sa présence. C’était pourtant le président qui l’avait entraîné
dans cette équipée !
— Vous dirigez le gouvernement de la France, mon cher.
Vos fonctions vous font donc obligation de m’accompagner en Russie pour ce
voyage si important.
Important ou pas, Viviani n’était pas chaud pour cette
corvée de voyage officiel en Russie. Juste au moment où il prenait ses marques
dans ses nouvelles fonctions de président du Conseil des ministres. Il est vrai
que le portefeuille des Affaires étrangères entrait également dans ses
attributions. Et ce voyage présidentiel en Russie et dans les pays
scandinaves avait été préparé dans les détails depuis cinq longs mois. Mais
décidément, l’homme du Sud qu’il était – il était natif de Sidi Bel-Abbès
en Algérie – se sentait peu d’atomes crochus avec ce Lorrain glacial
dépourvu de la moindre parcelle d’intelligence humaine. À donner raison à
Clemenceau qui, dans ses bons jours envers Poincaré, ce qui n’arrivait
qu’exceptionnellement, disait de lui : « Il sait tout et ne comprend
rien [111] . »
Au fond, Viviani se sentait plus d’affinités avec Clemenceau –
il avait fait partie de son gouvernement en 1906 – qu’avec les diplomates
du Quai d’Orsay. Ceux-ci le snobaient ouvertement pour son manque de
familiarité aux subtilités diplomatiques. On le tournait en dérision derrière
son dos quand il ne prononçait pas correctement le mot Ballplatz et
disait à la place Boliplatz ou Baloplatz . Jusqu’à son langage de
tribun méridional dont les chaudes intonations plébéiennes s’accommodaient mal
du style feutré propre à ceux qui gèrent les grandes affaires du monde.
Au Quai, il le savait, on raillait en allusions perfides et
sous-entendus convenus ses préférences politiques de gauche. Nul n’ignorait
qu’il avait été très proche de Jean Jaurès. De toute évidence, cet homme était
mieux fait pour le syndicalisme que pour la grande politique. Comment aurait-il
pu être capable de saisir les enjeux de l’alliance franco-russe ?
Poincaré lui-même semblait parfois retourner la question
dans sa tête sans y apporter de réponse claire. Par bonheur, il ne se passait
rien de bouleversant en ce dimanche de juillet 1914. La météo marine était
d’une quiétude estivale et la radio du bord parfaitement muette. Peut-être la
nouvelle crise balkanique était-elle en train de s’apaiser ? Comme les
précédentes.
Que cette crise s’apaise ou non, ce ne serait de toute façon
que partie remise. Un jour ou l’autre se produirait une nouvelle crise que
personne, cette fois, ne serait en mesure de maîtriser. Et ce serait la guerre.
Pour Poincaré, il fallait que la France soit prête ce jour-là. Prête à faire
front, prête à effacer Sedan, prête à
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