1914 - Une guerre par accident
recouvrer l’Alsace et la Lorraine, ces
deux enfants pleurés depuis près d’un demi-siècle. Il était donc plus
qu’impérieux de discuter encore et toujours avec un allié russe qu’on sentait
parfois hésitant. Paléologue le lui avait confirmé. La négociation avec
Saint-Pétersbourg s’annonçait serrée.
Le chef de l’État songea tout à coup qu’il ne lui fallait
oublier sous aucun prétexte, au moment de débarquer sur le sol russe, de se
parer du grand cordon azuré de Saint-André. Une décoration qu’il avait reçue
deux ans plus tôt et dont le créateur n’était autre que Pierre le Grand.
Paris, 19 juillet, 19 h 30
— Mais oui, je vous l’assure. Il faut se dépêcher
d’apprendre le russe. La Russie est peut-être à la veille de jouer un rôle
considérable en Europe.
La scène se passait rue de la Tour, au cœur du XVI e arrondissement,
au domicile de Jean Jaurès. Un domicile bourgeois quoique modeste dont la pièce
favorite du tribun socialiste était le cabinet de travail qu’il appelait son
« grenier ». Il est vrai que d’un grenier, le bureau du député de
Carmaux en avait toutes les apparences. Des étagères et une table de travail
croulant sous les livres et les brochures. Des piles de documents entassés sur
les fauteuils vermoulus et jonchant même le sol, dans le plus parfait désordre.
Ce capharnaüm ne dérangeait guère les visiteurs de Jaurès
qui y étaient habitués. Tous des amis, du P r Lucien Lévy-Bruhl
au conseiller d’État Léon Blum, en passant par Jean Longuet ou encore Joseph
Paul-Boncour. En cette fin d’après-midi de dimanche, le visiteur était le
député SFIO Marius Moutet. Plutôt incrédule d’ailleurs. Il savait que son hôte
s’était déjà lancé dans l’étude de l’espagnol et du portugais afin d’élargir son
horizon intellectuel. Mais de là à se mettre à apprendre le russe !
Ce n’était point pour parler de linguistique que Moutet
avait entrepris de rencontrer Jaurès ce jour-là mais pour discuter de la venue
de ce dernier à Vaise, le vendredi suivant. Candidat socialiste à une élection
partielle dans cette circonscription de la banlieue lyonnaise, Moutet comptait
sur la présence et le soutien du chef socialiste. Ils ne purent éviter de
parler également du congrès extraordinaire de la SFIO qui, au bout de cinq jours
de débats enflammés, venait juste de s’achever ce dimanche. Jaurès en
conservait encore les accents euphoriques.
— Rendez-vous compte, mon cher ami. Nous touchons
presque au but. Les élections de mai nous ont donné raison. La suite des
événements ne nous démentira pas !
— Ah ! S’il n’y avait cette crise internationale…
— Elle passera, je vous en réponds. La classe ouvrière
ne permettra jamais un affrontement. La grève générale, voilà bien notre arme.
C’est pourquoi j’ai pris l’initiative de soutenir la motion
Keir-Hardie-Vaillant au congrès.
Œuvre du travailliste indépendant britannique James
Keir-Hardie et du socialiste français Édouard Vaillant, un des leaders
mythiques de la Commune de Paris, cette motion préconisait l’appel à la grève
en cas de conflit imminent avec un mot d’ordre explicite :
« l’insurrection plutôt que la guerre ». Jaurès ajoutait néanmoins
que la grève devrait être « simultanément et internationalement
organisée ». Cela n’avait pas empêché un journal comme Le Temps d’accuser violemment le chef socialiste de soutenir « la thèse abominable
qui conduirait à désarmer la nation au moment où elle est en péril [112] ».
Dans L’Humanité datée de la veille, Jaurès avait
répondu avec toute la sincérité du monde : « Quoi qu’en disent nos
adversaires, il n’y a aucune contradiction à faire l’effort maximum pour
assurer la paix et, si cette guerre éclate malgré nous, à faire l’effort
maximum pour assurer l’indépendance et l’intégrité de la nation. » Las, sa
bonne foi restait pour l’essentiel inaudible. Elle l’était tout autant de
l’autre côté du Rhin, chez les socialistes allemands où Karl Kautsky qualifiait
l’idée de grève générale d’« héroïque folie »…
De la même façon se perdaient dans les sables les
préventions de Jaurès contre la stratégie russe de la France comme son appel à
la médiation et à un rapprochement avec l’Angleterre.
— Je peux vous le confier, mon cher Moutet. Je crains
ce voyage de Poincaré en Russie. Il
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