1914 - Une guerre par accident
conférence internationale d’ambassadeurs. Lors
de la précédente crise balkanique, en 1912-1913, la formule avait parfaitement
fonctionné. Pourquoi pas, cette fois-ci encore, s’il devait en ressortir une
paix dans l’honneur, sans forfanterie ni humiliation ?
Le Times de ce jour laissait déjà filtrer la rumeur
d’une rencontre impromptue en Suède entre le président Poincaré et le Kaiser.
L’ Evening Standard , de son côté, assurait même que la rencontre s’était
déroulée en Norvège à bord du Hohenzollern , le yacht impérial qui était
à l’ancre à Balholm.
Edward Grey se dit qu’il n’était jamais trop tard pour mener
une politique d’apaisement. En refermant ses dossiers, en cette fin
d’après-midi, il se promit d’avoir une conversation approfondie avec l’un des
hommes en lesquels il avait le plus confiance, Arthur Nicolson, son
sous-secrétaire au Foreign Office.
Belgrade, 25 juillet, 17 h 50
C’était un véritable chemin de croix pour le président du
Conseil serbe et il semblait en accepter le sacrifice. À pied, le visage
décomposé par trente-six heures d’un labeur harassant et une nuit sans sommeil,
Nikola Pasic parcourait les quelques centaines de mètres séparant l’ambassade
d’Autriche de la primature. Il avait en main la réponse officielle du
gouvernement royal serbe à l’ultimatum autrichien.
Pasic se sentait un homme seul. Depuis quarante-huit heures,
comme indifférente à l’imminence du péril, la classe politique locale le
laissait se débattre au bord du précipice. Pasic avait toujours su qu’il
n’avait rien à en attendre. Mais les diplomates étrangers le fuyaient tout
autant, dans une précipitation parfois gênée.
Même le roi Pierre et le régent Alexandre avaient quitté la
capitale, de concert avec une partie du gouvernement. Une fois signé l’ordre de
mobilisation, ils avaient filé par le train spécial qui contenait l’or et les
documents de la Maison royale. Direction : Nish, plus au sud, plus loin de
la frontière autrichienne.
En d’autres circonstances, Pasic aurait été tenté d’en
sourire. Mais déjà, il faisait face au représentant de l’Empire
d’Autriche-Hongrie, le baron von Giesl. Il s’adressa à lui dans un
allemand approximatif :
— La Serbie accède à la plus grande partie de vos
exigences. Le reste relève de la souveraineté et de la dignité. Nous plaçons
nos espoirs en votre loyauté et en votre esprit chevaleresque de général
autrichien [151] .
Plus sévère et hautain que jamais, Giesl jouait à faire
l’important. C’était dans sa nature. À ce moment précis, il était l’homme le
plus puissant d’Europe. En rajoutant dans l’exaspération, il fit mine de
parcourir le document que lui avait remis Pasic. Sa nervosité était telle qu’il
n’aurait pas été capable d’en lire une ligne, même s’il l’avait voulu. Et il ne
le voulait pas.
Ce n’était d’ailleurs pas ce que le Ballplatz attendait de
Giesl. Les jeux étaient faits et il ne s’agissait plus que de formalités
d’usage. L’ambassadeur n’avait pour rôle que d’accuser réception de la réponse
serbe à l’ultimatum. La réaction officielle de Vienne à cette réponse était
déjà toute prête et Giesl la gardait enfouie dans la poche intérieure de son
veston, à l’intérieur d’une enveloppe cachetée.
— Ceci ne saurait constituer une réponse satisfaisante
à la note que l’Empire d’Autriche-Hongrie vous a transmise par mon
intermédiaire, il y a quarante-huit heures [152] .
Giesl avait appris par cœur la réplique finale qu’il voulait
glaciale et cinglante. L’entretien était terminé. Il avait duré quatre minutes.
Sans illusion, Pasic avait déjà tourné les talons. Argumenter eût été inutile,
il en avait la confirmation. La cause était déjà entendue. Tout en redescendant
les marches du bâtiment de l’ambassade d’Autriche, Pasic se signa
convulsivement.
Dans la cour de l’ambassade, les berlines de couleur sombre
attendaient Giesl et ses gens pour les conduire à la gare de Belgrade avec
armes et bagages. Les archives de l’ambassade et les livres de codes avaient
été brûlés depuis la veille. À peine de retour à son bureau, Pasic réceptionna
la lettre d’un messager autrichien. Elle contenait la signification officielle
de la rupture des relations diplomatiques entre Vienne et Belgrade.
Dans le compartiment de son train qui s’ébranlait,
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