1914 - Une guerre par accident
tous les accents d’un baroud
d’honneur. Rien n’avait été décidé lors de cette réunion. Seulement la convocation
du prochain congrès de l’Internationale socialiste le 9 août à Paris, au
lieu du 23 à Vienne. Jaurès sentait bien que les sociaux-démocrates allemands
avaient basculé dans le camp de la guerre. Il repensa à cette réflexion déjà
ancienne de Clemenceau : « Guillaume II sait qu’il aura toute la
nation à ses côtés, avec les socialistes au premier rang. Il n’en manquera pas
un seul [254] ! »
Pas un seul, en effet. Jaurès se disait cependant qu’il
n’avait peut-être pas abattu toutes ses cartes. Il restait confiant dans la
volonté pacifique du gouvernement français. Et il l’avait bien écrit dans son
dernier éditorial de L’Humanité : « Toute chance d’arrangement
pacifique n’a pas disparu… le plus grand danger n’est pas dans les événements
eux-mêmes, il est dans l’énervement qui gagne… »
Sans le savoir, Jaurès partageait l’opinion de Poincaré.
Cette journée du 31 juillet serait décisive. Le matin, il avait eu à son
domicile de la rue de La Tour de longs entretiens politiques avec Lucien
Lévy-Bruhl, Charles Rappoport puis Pierre Renaudel. Son analyse de la situation
était complexe mais honnête. Les puissances centrales portaient l’énorme
responsabilité de la tension. La France, elle, sans en être véritablement
responsable, n’était pas exempte de tout reproche. Elle s’était laissé
circonvenir par les autocrates de Saint-Pétersbourg. La Russie, le slavisme,
l’obscurantisme, tout ce que le Jaurès héritier des Lumières rejetait
viscéralement. Il comptait bien le faire savoir un jour.
Pour l’heure, il importait de sauver ce qui pouvait encore
l’être. La nation était de nouveau en danger. Nul républicain ne pouvait se
dérober à ses devoirs. Dans l’après-midi, Jaurès avait réuni le groupe
socialiste à la Chambre. Il leur avait donné la primeur de l’article qui serait
publié le lendemain dans L’Humanité sous sa signature. L’article était
intitulé : « En avant ! »
— Malheureusement, je cours le risque d’être assassiné
par l’un de ces pacifistes doctrinaires qui ne reculent devant aucune espèce de
violence [255] .
À 18 h 30, Jaurès devait être reçu en audience au
Quai d’Orsay par René Viviani. Outre Renaudel et Longuet, il était accompagné
d’Alexandre Bracke, Marcel Cachin et Albert Bedouce.
À leur sortie du palais Bourbon, cour de Bourgogne, alors
qu’ils s’engageaient rue de l’Université, ils étaient tombés sur Malvy. Le
ministre de l’Intérieur passait par hasard. Il fut bombardé de questions. Malvy
tenta d’esquiver et de louvoyer piteusement, protestant de sa bonne foi :
— Le gouvernement fait de son mieux [256] …
Peu après, on apprit que Viviani, retenu par son entretien
avec l’ambassadeur d’Allemagne, ne pourrait se libérer. La délégation fut
dirigée vers le sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Abel Ferry. Ils
croisèrent en chemin l’ambassadeur russe Iswolsky, plus suffisant que jamais.
Jaurès le foudroya du regard, lançant à la cantonade d’une voix bien sonore
pour que cela parvienne aux oreilles de l’intéressé :
— Cette canaille d’Iswolsky va avoir sa guerre [257] !
Jaurès n’était pas encore calmé en entrant dans le bureau
d’Abel Ferry. Ce dernier était en contemplation devant une grande carte murale,
imprimée en Allemagne, comme s’il pouvait y déchiffrer les clés de la France de
demain. Ferry paraissait tout aussi gêné que Malvy mais pour bien d’autres
raisons. Il ne se plaisait pas au Quai d’Orsay, cette maison si difficile où
Poincaré se plaignait de ne jamais trouver un dossier en état. Ferry ne
maîtrisait pas ce qu’il appelait l’« argot diplomatique ». Pire
encore, il ne faisait même pas semblant et restait hermétique aux us et coutumes
du « Département ».
Abel Ferry était un homme sans illusion depuis le long
entretien qu’il avait eu la veille avec Théophile Delcassé. Un mois et demi
plus tôt, ce dernier avait abandonné son portefeuille de ministre de la Guerre
à la suite de la démission du gouvernement. Il n’avait plus d’attribution
officielle. Pourtant, l’enfermement de l’Allemagne entre l’alliance
franco-russe, d’un côté et l’entente franco-anglaise, d’un autre côté, était un
peu son triomphe personnel.
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