1914 - Une guerre par accident
à Copenhague,
dans le temps. Il s’adressa à l’ambassadeur d’homme à homme :
— Cher ami, je connais votre loyauté et votre courage.
Vous ne pouvez terminer votre carrière sur ces mots [250] .
Wilhelm von Schoen n’était plus qu’un homme accablé. Sa
tâche était trop rude. Certes, comme le prétendait Bismarck, « les
ambassadeurs ont à obéir comme des sous-officiers ». Mais là, l’affaire
dépassait tout entendement. Les choses avaient été trop vite et, surtout, trop
loin.
N’osant regarder son collègue français dans les yeux,
l’ambassadeur s’inclina sans un mot puis il sortit. Il était
dix-neuf heures passées.
Le président du Conseil reprit le chemin de l’Élysée.
L’atmosphère n’y était pas plus détendue, bien au contraire. L’excitation, la
fatigue, la nervosité commençaient à faire leur œuvre. Sur le coup de
vingt-deux heures, on glissa un billet à Poincaré. Celui-ci blêmit puis
exigea le silence :
— Messieurs, on m’informe que M. Jean Jaurès vient
d’être victime d’un assassinat…
Le Conseil des ministres demeura prostré. Un silence pesant,
gêné, stupéfait. Deux longues minutes plus tard, cavalcade dans les couloirs de
l’Élysée. Le ministre de l’Intérieur Louis Malvy fit irruption, le visage
décomposé. Lui aussi avait appris la nouvelle.
— Le préfet de police me téléphone qu’il y aura la
révolution à Paris dans les trois heures ! Les faubourgs vont descendre [251] !
Au Conseil des ministres, l’incrédulité l’avait cédé à la
stupéfaction :
— Alors quoi ? La guerre étrangère et la guerre
civile ! Tout à la fois !
Comme aurait pu le dire Clemenceau, la supériorité de la
guerre civile sur l’autre, c’est qu’on connaît ceux qu’on tue…
*
À l’intérieur du Café du Croissant, dans le quartier des imprimeurs
tout proche des grands boulevards, on avait disposé des tables bout à bout pour
pouvoir y étendre le corps de Jean Jaurès. L’horloge au-dessus du comptoir
marquait 21 h 40 [252] .
Dehors, sur le trottoir de la rue Montmartre, l’assassin qui
avait tiré les deux coups de feu venait d’être maîtrisé alors qu’il tentait de
s’enfuir en direction de la rue Réaumur. Il s’agissait d’un jeune homme
insignifiant, plutôt apeuré, dont on découvrirait bientôt qu’il était adhérent
de la « Ligue des Amis de l’Alsace-Lorraine », un groupement de
jeunes nationalistes. Il s’appelait Raoul Villain. Il avait vingt-huit ans et
était mal dans sa peau. Désœuvré, velléitaire, il vivotait d’une rente de cent
vingt-cinq francs que lui faisait son père.
Quelques minutes plus tôt, Jaurès s’apprêtait à dîner en
compagnie de quelques-uns de ses fidèles. Parmi ceux-ci, Pierre Renaudel et
Jean Longuet. Le chef socialiste avait la mine sombre. C’était un homme déchiré
qui avait débarqué la veille, gare du Nord, en provenance de Bruxelles :
entre le sentiment de l’inéluctabilité de la guerre et, tout de même, cette
volonté impérieuse de lui barrer la route à tout prix.
À Bruxelles, la veille et l’avant-veille, Jaurès avait
assisté à la réunion d’urgence du bureau de l’Internationale socialiste. La
SFIO française avait pris l’initiative de cette réunion afin qu’on y voie plus
clair sur l’attitude des grands partis socialistes européens. À commencer par
le plus important d’entre eux, le parti social-démocrate allemand.
La réunion avait été décevante. Tous les chefs de la
social-démocratie européenne étaient présents à la tribune, de Keir-Hardie à
Victor Adler, d’Émile Vandervelde à Édouard Vaillant, en passant par Rosa
Luxemburg qui représentait l’extrême gauche contestataire. Il y avait également
un des leaders des grèves de Saint-Pétersbourg, un certain Rubinovitch.
Comme de juste, chaque délégué avait réitéré sa confiance
dans la capacité des peuples à conjurer la guerre. Hugo Haase, le coprésident
du SPD allemand, comme les autres. Des mots creux, dramatiquement décalés
compte tenu de la gravité des événements.
Une fois encore, Jaurès avait fait fort grande impression
lorsque, dans la soirée du 29 juillet au Cirque royal de Bruxelles, il
s’était exclamé :
« Le cheval d’Attila trébuche encore… à nous d’en
profiter pour sauver la paix. Nous ne connaissons qu’un traité, celui qui nous
lie à la race humaine [253] . »
Son intervention avait pourtant
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