1914 - Une guerre par accident
n’avait pas pris la peine de lire le document, se
doutant déjà de ce qu’il contenait :
— Vous commettez là un acte criminel !
— Nous ne faisons que défendre notre honneur !
— Votre honneur n’était pas en jeu ! Vous pouviez,
d’un mot, conjurer la guerre. Vous ne l’avez pas voulu. Mais il y a une justice
divine !
Les yeux hagards, Pourtalès reprit d’une voix sourde :
— C’est vrai, il y a une justice divine ! Une
justice divine [271] …
La scène devenait pénible. L’ambassadeur se mit à marmonner
des paroles incompréhensibles, comme pour lui-même. Se levant péniblement de
son fauteuil, il se dirigea d’un pas vacillant vers la fenêtre, à droite de la
porte d’entrée. Dans le crépuscule se dressait au-dehors, face à lui, la masse
brune du palais d’Hiver.
Pourtalès s’appuya lourdement au chambranle avant d’éclater
en sanglots. Sazonov en fut décontenancé. Il n’était pas préparé à semblable
situation. Pris soudain de pitié pour cet homme abattu, il s’approcha de lui et
doucement, presque amicalement, lui tapota le dos :
— Cher ami, je sais que vous n’êtes pas personnellement
responsable de ce désastre. Cette situation nous dépasse tous.
Pourtalès était à mille lieues de pouvoir raisonner :
— Voilà donc le résultat de ma mission. Voilà donc…
Pourtalès se détourna. Il semblait porter sur ses épaules le
poids de toute la misère du monde. Il trouva à grand-peine le chemin de la
sortie, balbutiant :
— Adieu, adieu [272] …
Quelques heures plus tard, l’ambassadeur Buchanan entra à
son tour chez un Sazonov encore sous le choc de son entrevue pathétique avec
Pourtalès. L’Anglais venait lui remettre un message personnel du roi George V
qui en appelait à l’esprit pacifique du tsar et l’exhortait sur la voie de la
conciliation. La démarche venait trop tard. Elle n’avait plus d’objet.
Le tsar fut réveillé en pleine nuit par un nouveau message
de Guillaume. Le message avait été expédié trois heures après la proclamation
par l’Allemagne de l’état de guerre. Il avait dû être rédigé par le Kaiser
lui-même. Il y était question de mise en garde contre toute violation de
frontière et de suspension implicite de la déclaration de guerre.
À quoi cela rimait-il ? Le tsar réveilla à son tour
Sazonov. Celui-ci voulut en avoir le cœur net. On était déjà le 2 août,
quatre heures du matin. Le ministre russe téléphona à Pourtalès qui était en
train de faire ses malles et d’organiser son départ.
L’ambassadeur allemand s’était un peu remis. Il parut
sincèrement surpris. Mais un diplomate ne peut plus reprendre la main à sa
guise après qu’une déclaration de guerre a déjà été lancée et que ses
passeports lui ont été restitués. Il fit à Sazonov la réponse que lui dictait
son tempérament comme son éducation :
— Je regrette, je suis dans l’obligation de vous prier
de vous adresser dorénavant au chargé d’affaires américain, qui a accepté de
prendre nos intérêts. Nous partons à huit heures du matin [273] .
Au réveil, l’une des premières décisions de Nicolas II
fut de débaptiser Saint-Pétersbourg dont la consonance était par trop
germanique. En vertu d’un décret impérial, la ville fondée par Pierre le Grand,
trois siècles plus tôt, s’appellerait désormais Petrograd.
Berlin, 1 er août, 10 h 30
Aujourd’hui encore, le ciel de Prusse était céruléen. Un
véritable temps estival, n’était le climat politique qui s’assombrissait
d’heure en heure. En compagnie de l’impératrice qui arborait une robe ample
couleur lie-de-vin du plus bel effet, le Kaiser avait effectué en voiture
découverte le court trajet séparant Potsdam du Schloss, à Berlin.
Pour la circonstance, Guillaume avait revêtu son grand
uniforme des cuirassiers de la Garde et coiffé le casque à pointe étincelant
qu’il affectionnait. Il était d’excellente humeur. Peu auparavant, il avait
fait nommer le Kronprinz, qui en avait été très flatté, commandant de la I re division
de la Garde.
Sur le parcours, le Kaiser avait croisé une foule dense qui
lui adressait des vivats enthousiastes. On eût dit qu’il se rendait à un
mariage ou à quelque heureux événement. Il avait cependant rendez-vous avec la
guerre. Ceux qui, sous les fenêtres de la Chancellerie, entonnaient déjà le Heil
Dir im Siegenkranz ou le Wacht am Rhein ne s’y
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