22 novembre 1963
nerveuse et impatiente, et semblait n’avoir plus aucune affection pour son mari. Quant à Herbert, elle le détestait. Elle avait peur de mourir en couches et regrettait de s’être laissé marier. Pourtant, elle faisait un effort sur elle-même et tâchait d’être agréable avec Haguenier. Il resta près d’elle une semaine, et à la fin ils étaient redevenus assez bons amis, Haguenier jouait avec sa femme aux dames et aux échecs, et même aux dés, Isabeau était grande joueuse et gagnait coup sur coup ; Haguenier finit par perdre beaucoup plus qu’il ne pouvait payer et Isabeau le tint quitte de la dette. « Si j’ai un fils, vous me paierez ; sinon, vous aurez tant d’ennuis que vous pourrez bien dire que vous ne me devez rien », dit-elle, avec son rire las et sans gaieté.
L’HÉRITAGE
Vers Noël dame Isabeau accoucha avant terme d’une fille, qui fut baptisée Marguerite.
Herbert avait rassemblé toute sa famille pour l’événement, et la vieille dame de Linnières, aidée de sages-femmes, assistait l’accouchée. Haguenier était parti chasser le loup, car il ne pouvait entendre les cris effrayants qui partaient de la chambre des femmes et remplissaient toute la maison. Isabeau souffrait si terriblement qu’on lui avait fait plusieurs fois boire de l’opium pour l’endormir. Les couches durèrent plus de vingt-quatre heures.
Herbert se promenait dans la salle des repas, en vidant force coupes de vin. Quand les cris eurent cessé, ce fut brusquement un tel silence que l’on crut que la dame était morte. Puis la vieille dame de Linnières parut dans la salle, tout en sueur, son beau visage encore tout défait par l’angoisse. « Tout va bien, Herbert, Dieu merci, dit-elle à son fils. Elle est délivrée, et il n’y a plus de danger.
— Le diable l’emporte ! cria Herbert. Je sais ce que vous voulez dire : l’enfant est mort.
— C’est le plus bel enfant que j’aie vu, Herbert. Mais c’est une fille.
— Ah ! la chienne, la putain ! Elle eût mieux fait de crever. » Il ordonna sur-le-champ de faire seller son cheval, et partit pour Linnières, à la grande indignation des deux beaux-frères de la dame, qui étaient venus à Villemor avec leurs femmes.
Haguenier, en revenant de la chasse, apprit les nouvelles, et monta en courant chez sa femme. À cause de la pitié qu’il avait eue de ses souffrances, il avait le cœur plein d’une poignante tendresse pour elle. Jamais il n’avait pensé qu’un être humain pût tant souffrir. Et une femme ! Marie peut-être eût souffert autant, si elle devait avoir un enfant. Toute femme pour lui était sœur de Marie.
Il vit la dame, grande et maigre, allongée sur des oreillers blancs qui faisaient paraître son visage encore plus noir. Elle avait une voix faible et rauque. « C’est fini, dit-elle. Jamais je n’aurai plus d’enfant. Belle-mère, donnez-moi la petite. » La vieille dame lui mit sur le bras la poupée blanche tout emmaillotée, et Isabeau tourna la tête avec effort, louchant pour voir le visage de l’enfant. Haguenier s’approcha, un peu intimidé. Cette enfant était la plus jolie chose qu’il ait encore vue : elle avait un visage petit comme une fleur, rose et blanc, avec d’énormes yeux sombres et une toute petite bouche rose et un peu enflée. Jamais enfant nouveau-né n’avait été plus beau. À côté de la tête brune, noire, presque masculine d’Isabeau le bébé paraissait être un bouton de fleur de pommier poussant sur un vieil arbre dur et racorni par le vent.
« Comme vous devez être heureuse, dame, dit Haguenier, d’avoir un enfant aussi beau. C’est un vrai miracle, une telle beauté. »
Isabeau eut un sourire reconnaissant, puis referma les yeux et se détourna. Ses lèvres se crispèrent. « Votre père m’a fait l’affront de quitter ma maison quand il a appris que j’avais une fille. Je ne le lui pardonnerai jamais.
— Dame, n’y pensez plus, je m’arrangerai pour vous réconcilier, il a dû simplement avoir trop de chagrin que ce ne soit pas un fils. Mais quand il verra comme elle est belle, il vous demandera lui-même pardon. » À ce moment-là Haguenier se sentait bien disposé envers tout le monde, mais quand le lendemain il se rendit à Linnières il comprit que les choses ne seraient pas faciles à arranger. Herbert allait et venait dans la cour, jurant, et frappant du pied les chiens qui se trouvaient sur son passage. En voyant arriver son fils
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