22 novembre 1963
contre vous, pour refus de vivre avec moi. Je ne le ferai pas, car vous avez déjà la vie assez dure sans cela, pauvre ami. Séparons-nous en paix, ce sera plus décent.
— Je ne l’aurais jamais fait sans y être obligé, dame, dit Haguenier, car je crois que vous étiez bien la femme qu’il me fallait. Mais à quoi sert d’en parler ? Sachez, aussi, que je tiendrai bon pour l’héritage de notre fille, et que vous en aurez l’usufruit jusqu’à sa majorité, pour ce qui est du domaine de Hervi. Je m’y entends en chicanes aussi bien que mon père, et tenez-moi pour un lâche si je n’arrive pas à tirer Hervi de ses mains dès que je lui aurai remboursé les dépenses qu’il a faites pour ma terre. Je tricherai au jeu, s’il le faut.
— Vous vous donnez bien de la peine pour me rassurer, dit Isabeau en hochant la tête. Ne trichez pas au jeu, surtout, et ne pensez pas à tout cela pour le moment. Vous avez autre chose dans la tête, et il faut bien que jeunesse se passe. Allez maintenant voir Marguerite, elle doit avoir fini sa tétée et vous fera ses plus beaux sourires.
— J’aime mieux ne pas le faire, dame. Il faut que je parte, pour être à Bernon avant la nuit. »
LE MONDE À L’ENVERS
Depuis le départ du vieux maître, les paysans commençaient à parler de Bernon en l’appelant « le château ». On ne venait plus guère à Linnières que pour payer les redevances et faire cuire le pain, et le pain était toujours mal cuit depuis que dame Aalais n’habitait plus la grande maison. Car dame Aelis, la femme d’Herbert, ne faisait que chasser au faucon et rendre des visites aux dames du voisinage, et l’intendant d’Herbert s’occupait surtout à surveiller les maçons et les peintres. Dame Aalais restait toujours la vraie dame du château, et les paysannes venaient à Bernon demander du secours pour les accouchements, des parures pour les mariées, des cierges pour les morts. Les pèlerins qui demandaient asile au château étaient envoyés à Bernon ; et les parents et les amis de la famille préféraient l’hospitalité de la dame à celle d’Herbert. Haguenier venait chez sa grand-mère comme dans sa propre maison, et la dame le traitait comme son fils : depuis qu’il avait pris Joceran pour écuyer elle s’était prise d’une grande estime pour lui. « Dommage, disait-elle, que vous ayez une santé si fragile. Vous êtes fait pour être un vrai chef de famille, bien meilleur que le baron mon mari, et qu’Herbert. Dommage aussi, ajoutait-elle, que vous vous soyez lié avec la femme d’un autre homme. Les hommes qui font cela négligent les intérêts de leur race. »
Joceran faisait parade, devant Églantine, de son cheval et de ses habits d’écuyer. « Peuh ! disait-elle, cela te va comme des plumes de paon à un geai. C’est par charité que le cousin Haguenier t’a pris chez lui.
— Quoi, je suis son oncle ! Et pas bâtard, rappelle-toi.
— N’empêche qu’il m’aime quand même mieux que toi.
— Je ne ferais pas tant le fier, à ta place. Sais-tu que sa dame lui a fait faire pénitence en chemise et pieds nus, parce qu’on lui a raconté que tu étais sa maîtresse.
— C’est une dame possédée du démon, alors ! s’écria la jeune fille, indignée. Faire cela à un garçon qui ne regarde pas plus les femmes que s’il était moine ! Sais-tu, je devrais la punir. Je vais lui jeter un sort pour qu’elle ait la gale sur tout le corps.
— Non, cela ferait trop de peine au neveu Haguenier. Il faudrait plutôt trouver comme un philtre, pour qu’elle l’aime et consente à coucher avec lui. Si j’avais un philtre comme ça, je pourrais le verser dans son vin si jamais je lui servais à boire.
— Hé ! Si c’est toi qui verses, c’est toi qu’elle pourrait bien aimer. Tu vois ça ? » Joceran rougit très fort et eut un rire gêné.
« Hein ! dit Églantine en lui tirant les cheveux, tu ne demanderais pas mieux. Je ne fais pas de ces philtres-là, moi, parce que l’amour est une chose trop laide. Je voudrais que toutes les belles dames aient la lèpre de la tête aux pieds.
— Tu es jalouse, tout simplement, parce que tu es amoureuse du cousin Haguenier », dit Joceran. Églantine haussa les épaules.
« Petit imbécile. Je suis trop vieille pour être amoureuse. Mais tu ne comprendras jamais cela. »
Voici les blés qui sont mûrs, et l’avoine et l’orge. Voici le mois d’or, et des belles
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