22 novembre 1963
s’arrêter chez dame Isabeau ; et là il avait revu la petite Marguerite, qui s’asseyait déjà dans son berceau et avait deux dents ; elle savait aussi rire aux éclats, et chantonner un peu, et saisir de ses petites mains le nez de son père. Haguenier en avait été tout ébloui, et il l’avait raconté à Marie, car il était très fier de son enfant. « Je voudrais vivre assez pour la voir grandir, avait-il dit, car sûrement ce sera une beauté. Quand elle aura sept ou huit ans, je demanderai à ma femme qu’elle vous la cède pour que vous l’éleviez près de vous, avec vos demoiselles, ou ferait-elle mieux son éducation qu’auprès de vous ? — Vous autres hommes, dit alors Marie, vous jurez à une femme qu’elle est toute votre vie, et que vous n’avez d’autre pensée que son amour. Et vous avez votre maison et vos parents et vos frères et vos enfants, et vous dites que ce n’est pas trahir l’amour que de les aimer. Pourtant je crois que si vous m’aimiez comme vous devez vous ne pourriez pas aimer l’enfant que vous avez eu d’une autre femme.
— Vous savez bien, dit Haguenier, que depuis un an au moins je ne me considère plus comme un homme marié.
— Je sais, dit la dame, butée, que vous tenez assez à cette femme pour refuser de la répudier, malgré la volonté de votre père.
— Si je la répudiais, ce serait une bassesse de ma part, amie.
— Ami, dit Marie, si vous voulez que j’aie confiance en vous, vous devez faire qu’elle ne soit plus votre femme, même de nom, puisque vous en avez la possibilité. Et vous auriez dû le faire avant que je vous le demande. Car autrement, je sens que vous allez vous attacher à cette enfant, et qu’elle finira par avoir plus de prix à vos yeux que moi. Vous me servirez par habitude et vos pensées iront vers les sourires de votre enfant. Si vous m’aimez, ne la revoyez plus.
— Bien, dame ; je le ferai, puisque j’ai promis de vous obéir. »
Le lendemain même, Haguenier se rendit à l’évêché de Troyes pour faire sa demande d’annulation du mariage. L’affaire était délicate, puisqu’il y avait un enfant, preuve que le mariage avait bien été consommé ; mais Herbert avait déjà fait toutes les formalités, et prouvé une parenté de quatrième degré qu’on lui avait laissé ignorer. L’annulation paraissait donc assez facile à obtenir, d’autant plus que la femme était à présent stérile.
Après cela, il fallut aller à Villemor pour annoncer la chose à dame Isabeau. Haguenier ne se sentait pas fier. Il devait encore beaucoup d’argent à sa femme, et de plus elle ne tenait pas du tout à la séparation. Il savait aussi qu’à présent son père ne lui laisserait plus la paix, et commencerait des démarches pour le remarier ; il faudrait refuser, et offenser les beaux-parents éventuels et surtout Herbert. Et il faudrait renoncer à voir sa douce petite perle, qui du coup lui devenait plus chère encore qu’auparavant. « Après cela, pensait-il, je ne serai plus un homme si je n’arrive pas à faire valoir mes droits : car je lui ai promis d’être à elle sans conditions, mais c’est en me fiant à sa loyauté. Puisqu’elle m’aime, elle sera à moi, ou bien alors je me damne et prends pour maîtresse une autre femme – puisqu’elle est si jalouse elle en souffrira peut-être.
» Mais devrais-je avoir de la colère contre elle, si j’ai juré et promis de la servir loyalement, en pensées comme en actes ? En paroles, j’étais prêt à des épreuves bien plus dures que celles-là. Par la Vierge très pure, si elle se donnait à moi une seule fois, jamais plus je n’aurais contre elle de colère ni d’impatience, quand même elle me ferait arracher les nerfs à vif. »
Dame Isabeau lui dit : « Enfin, votre père a donc été plus fort que vous. Vous en avez assez de servir pour la solde, vous préférez une nouvelle dot et une jeune épousée.
— Non, dame, je crois qu’il me faudra rester en solde jusqu’à la fin de ma vie. Je ne me remarie pas. Le domaine de mon père tombera en quenouille, à moins que ma dame devienne veuve et que je l’épouse, ce que je n’espère guère.
— Ah ! c’est donc votre dame ? » Isabeau eut un regard dur et hautain. « Il faut croire que vos affaires avec elle sont bien avancées, si elle vous demande de telles choses. Je n’ai plus qu’à vous féliciter. Mais si je voulais, je pourrais aussi porter plainte
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