22 novembre 1963
d’homme pour aller servir Dieu en Terre sainte.
— Belle tante, ces femmes-là n’ont sûrement pas fait leur salut. Dieu veut que chacun agisse selon sa nature.
— Il vous est facile de parler ainsi. Moi, comme femme, je ne compte pas. Je suis déshonorée, vous le savez, et de plus votre père m’a fait épouser un porcher. Pour moi, aucune vie de femme n’est plus permise. Beau cousin, par moments, je me sens comme si je n’étais ni homme ni femme, mais comme une créature de la race maudite, de celles qui hantent les bois et les rivières.
— A-t-on idée ! dit Haguenier, un peu mal à l’aise, pourtant. Qu’est-ce qui vous fait penser cela, amie ?
— Voyez, je veux bien vous le dire à vous. » Elle lui posa la main sur l’épaule, avec un beau regard confiant, « Je me sens bien mieux seule en forêt que parmi les hommes. Je sais que les fées me protègent, des fois je vais au bord des marais et je leur parle comme à des sœurs. Je vous dirais bien pourquoi, aussi, mais il n’est pas séant que je le dise à un homme. Tenez, l’autre soir, je suis allée à la clairière des fées, et j’ai donné mon pain à manger aux corbeaux, sur les pierres blanches. Ils me mangent dans la main et n’ont pas peur. Et puis j’ai vu Morgue qui est venue s’asseoir face à moi sur la pierre, je n’ai pas eu peur, et elle m’a parlé doucement, et m’a dit qu’elle m’apprendrait beaucoup de choses. Si j’avais été comme tout le monde, j’aurais eu peur, n’est-ce pas ?
— Et comment était-elle faite, Morgue ? demanda Haguenier, plus curieux encore qu’effrayé.
— Très jolie. Pas comme on peut l’imaginer ; une dame petite et bien faite, très blonde, vêtue d’une robe rouge et brillante. Elle a une couronne de lauriers sur la tête, et des yeux si étranges, qui brillent au dedans d’un feu roux.
— Vous savez, dit Haguenier, il faut aller dire cela au prêtre de Sainte-Marie, à Hervi, et ne plus aller en forêt. C’est très mauvais, cela. »
Églantine baissa la tête. « Non, je ne le dirai pas. Je sais pour qui l’on me tient ici. On va m’enfermer pour la vie dans un couvent, pleurer mes péchés. Ah ! on me méprise tant ici que je ne peux plus vivre. Parmi les hommes, je suis comme une morte. Et le pire de tous, c’est votre père, car c’est lui qui m’a fait damner, par jalousie, parce que mon père m’aimait. Et maintenant, quand il me regarde, c’est comme s’il m’avait tuée et enterrée. » Haguenier la regardait avec une attention pleine de pitié, comme on regarde un enfant malade.
« Est-il vrai ce qu’on dit, qu’il vous avait séduite ? « demanda-t-il, sans même songer à l’inconvenance de sa question. Églantine n’y prit pas garde non plus. Elle appuya sa tête contre les genoux du jeune homme.
« Oui, c’est vrai, dit-elle. Vous voyez qu’après cela il n’y a plus de vie pour moi parmi les hommes. Je veux me venger, aussi, et comment, je ne peux pas vous le dire, mais parfois aussi cela me fait peur. Si vous pouviez m’emmener à Troyes et me faire passer pour un garçon, je pourrais après quitter le pays et aller me battre contre les Turcs. Je crois que cela vaudrait mieux.
— Pourquoi vous changer en garçon ? Je vous emmènerais chez ma sœur, vous serviriez chez elle.
— Ah ! non, cela jamais. Je ne servirai jamais chez personne. Et surtout pas chez des parents. Vous, c’est autre chose. Vous êtes un peu comme un prêtre qui ne serait pas prêtre. Je me sens plus tranquille quand vous êtes là. Mais vous allez partir, et aller voir votre dame à Troyes, et ce sera fini. »
Joceran arrivait avec une cruche pleine d’eau. Il regarda les deux autres d’un air bizarre. « Eh bien, dit-il, quand même il irait voir sa dame, qu’est-ce que cela te fait ? Tu ne penses pas que tu vaux mieux que sa dame, hein ? »
Églantine dit : « Imbécile ! » et haussa les épaules.
HAGUENIER : TROISIÈME ÉPREUVE. DURETÉ
La dame de Mongenost apprit par le frère d’Isabelle que son chevalier vivait à Bernon chez sa grand-mère, et allait souvent se promener en forêt en compagnie d’une jeune personne qui était sa parente, mais passait pour être de mœurs légères. À cette nouvelle, Marie se sentit si humiliée qu’elle se promit d’abord de rompre toutes relations avec son amoureux. Puis elle se dit : « Après tout, il n’a jamais promis d’éviter les femmes, et il a pu agir par
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