22 novembre 1963
par faiblesse que je l’avais laissé faire. » Ah ! s’il avait pu voir Ernaut à temps, il lui eût lié les mains et les pieds pendant dix jours, le temps que sa folie passe. Ah ! pour une fois qu’il s’était mêlé d’être généreux, voilà comment Dieu le récompensait.
Il s’arrêta à Bernon chez sa mère pour faire panser ses blessures. Et là, il vit le corps d’Ernaut, étendu sur la table, enveloppé dans un linceul. Il n’y avait ni prêtres ni cierges, les servantes rassemblées près de la cheminée restaient là sans rien faire et n’osaient même pas se parler entre elles. Haguenier était assis sur un banc près de la fenêtre, entre Églantine et Joceran ; tous trois avaient les mains jointes et la tête baissée. La vieille dame était assise près de la table, le front posé contre la tête du mort.
En voyant entrer Herbert, seul, tout ensanglanté et les vêtements pleins de poussière, elle se leva et courut à lui. « Je viens de Jeugni. Ils s’en souviendront, dit Herbert. Je veux le voir. Ah ! le fils de putain, qu’a-t-il fait ? Je voulais le faire seigneur à Linnières à la place de cette poule mouillée. » Il regarda le visage du mort, puis le recouvrit avec le linceul. « A-t-on prévenu la Gauchère ? demanda-t-il.
— On ne sait pas comment le lui dire, dit la dame.
— Bah ! elle saura toujours trop tôt. Bon, ne vous affolez pas, ce ne sont que des égratignures. Toi, dit-il tout d’un coup en apercevant Haguenier, tu avais bien besoin de te mêler de ça, c’est toi qui as tout fait. Bâtard. Il valait dix fois plus que toi. » Puis ses yeux rencontrèrent le regard effrayé et plein de reproche d’Églantine, qui semblait avoir grand-pitié de son cousin. Herbert pâlit, puis rougit.
« Toi, dit-il, c’est toi, la sorcière, c’est toi qui as fait cela. C’est toi qui as attiré cela sur moi, hein ? Toi, la garce. Tu me le payeras. » Il s’avança lentement vers la jeune fille. Énorme, sanglant, hirsute, il parut tout d’un coup si monstrueux qu’Églantine poussa un cri aigu, et que Joceran sauta du banc et s’enfuit. Haguenier se leva pour protéger la jeune fille de son corps, Herbert se rua sur lui, mais, blessé et couvert de bleus après son aventure à Jeugni, il dut renoncer à la lutte. « Je la ferai brûler, râla-t-il.
— Père, calmez-vous ! suppliait Haguenier. Devant le corps !
— Le corps ! Quel corps ? Un pendu, un maudit ! Damné ! Il s’est damné ! Pour moi ! Exprès pour me faire mal il s’est damné ! » Herbert se prit à pleins poings les cheveux sur les tempes, les tira rageusement, secoua la tête et tomba par terre en sanglotant.
MALÉDICTION
Morgue viens à sa demeure
Dans ta coupe fais-le boire
Dans ta coupe toute noire
Afin que sa peine dure
Afin que son âme pleure
Afin que son corps se meure.
Morgue belle, ô Morgue ma mère, fais que leur blé tombe dans la poussière et qu’il n’y ait plus jamais pour eux de belles moissons .
Je l’ai vu par terre, pleurant et sanglant et humilié, celui qui s’est ri de moi et m’a donnée à un chien. Ô que mon cœur devienne si dur que je n’aie plus aucune pitié pour lui ni pour les siens. Il est fort, celui qui peut chanter de joie parce que les autres pleurent. Je veux que mon cœur devienne si fort que je puisse rire de tout, même si l’on vient me juger et me torturer.
J’ai préparé sa coupe et son vin. Et il en a bu. Et il en boira encore jusqu’à la lie. Herbert le Gros, tête de taureau, vous vous souviendrez de la fille de votre père et de ce qu’elle était pour vous. Quand vous aurez la lèpre sur tout le corps et sur le visage, vous me supplierez de vous donner un remède pour vous guérir, et j’aurai le remède dans ma poche et je rirai de vous et je m’en irai et je ne vous le donnerai pas. Je le jetterai dans l’Armançon.
Damné, Ernaut le Bâtard, le fils aimé, il est mon frère maintenant, et il dort près de la tombe Rainard, avec six pouces de chaux sur la figure. Et il va venir la nuit se promener dans les marais avec sa courroie de cerf au cou, mais je n’aurai pas peur de lui. Je lui dirai les mots qu’il faut pour qu’il aille retrouver Ida de Puiseaux dans sa chambre nuptiale et se coucher entre elle et Bernard. Ils n’auront guère de nuits gaies, ces deux-là. « Viens, ouvre-moi, Ida, je suis ton fiancé », et la porte s’ouvrira d’elle-même. « Ida, ma douce amie,
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