22 novembre 1963
tête. Une sorcière chercherait à vous tromper.
— Femme, n’interrompez pas. Ma fille, dites-moi en quoi vous pensez vous être écartée de la loi de Dieu ?
— Je ne peux pas le dire.
— Il faut le dire, ma fille. Si vous voulez, je vous entendrai en confession.
— Je ne vous le dirai pas en confession. »
Le vieillard se mordit les lèvres de colère.
« Dites-moi, alors, si vous n’aimez pas mentir, si vous vous croyez ou non possédée par un esprit mauvais ?
— Oui, dit Églantine, je le crois. On a dû m’ensorceler quand j’étais enfant.
— Avez-vous commerce avec les mauvais esprits ou quelque autre créature diabolique ? »
Églantine regardait autour d’elle d’un air égaré. « Je ne sais pas, dit-elle, j’ai des visions. Ce sont peut-être des créatures diaboliques.
— Avez-vous jamais demandé leur aide dans l’intention de nuire à certaines personnes ? »
Églantine se leva brusquement, haletante. « Je ne veux pas parler », dit-elle. Le père Aubert se tourna vers son assistant et dit : « C’est un aveu. — À qui avez-vous cherché à nuire à l’aide de ces créatures que vous croyez diaboliques ? demanda l’assistant.
— À mes ennemis, dit la jeune fille. Tout homme cherche à nuire à ses ennemis comme il peut.
— Et quels sont vos ennemis, ma fille ? demanda le curé.
— Tout le pays le sait, qui est mon ennemi. Celui qui avait tout pouvoir sur moi et qui m’a mariée avec un porcher, moi une fille de noble père et de noble mère. » Ses yeux brillaient, ses joues brûlaient, elle était belle d’exaltation. « C’est le père Martin, de Linnières, le chapelain, qui nous a mariés. Vous le saviez, cela.
— Alors, dit le père Aubert, c’est dans le dessein de nuire à votre frère que vous avez demandé l’aide de mauvais esprits ?
— Oui, dit-elle, oui et oui ! Je l’ai fait et je le ferai. Et j’ai le droit de le faire. Parce que c’est un homme qui m’a séduite avec des maléfices, moi la fille de son père. Cela aussi vous l’avez entendu dire, peut-être. Allez faire un procès à Herbert pour inceste et sorcellerie. Et moi, vous ne m’aurez pas. »
Et avant que personne ait eu le temps de songer à l’arrêter elle était à la porte, et courait déjà vers la forêt.
Le prêtre, les diacres et la dame se regardaient, pétrifiés.
« Avez-vous entendu parler de pareille chose ? » demanda enfin le père Aubert.
La dame était très pâle, et tremblait si fort que ses dents s’entrechoquaient. « Non, dit-elle à la fin. Non ; Dieu le sait. Des paroles de folle, voilà ce que c’est. Elle ne s’y connaît pas plus en sorcellerie que vous ou moi. Je la ferai enfermer, c’est tout.
— Le cas me paraît suspect, et en tout cas assez scandaleux, dit le père Aubert à son assistant. La fille est une simple d’esprit, mais le malin profite parfois de créatures pareilles. Et la dame de Bernon pourrait s’attirer des ennuis, si elle veut couvrir à la fois et cette fille et son fils. Il faut que j’en fasse rapport à l’évêché. »
Aussitôt après le départ des prêtres, la dame Aalais fit seller son cheval pour se rendre à Linnières. Le soleil se couchait déjà, vêpres sonnaient. Pour la première fois de sa vie, la dame allait manquer vêpres un dimanche. Elle n’avait pas pris le temps de mettre sa cape, et son voile de tête s’accrochait aux branches des arbres. Un effroi terrible serrait son cœur à la pensée de ce qu’elle allait faire, et pourtant elle savait qu’elle le ferait. La coupe avait débordé. On ne l’accuserait plus de complaisance envers les siens. Ce qu’elle éprouvait, ce n’était pas de la colère mais une espèce d’horreur sacrée, comme si l’ordre du monde avait été détruit par cet acte contre nature, et qu’il lui fallait le rétablir dans la mesure où cela dépendait d’elle. Et elle entra à Linnières sans parler à personne, traversa la salle, et demanda où était Herbert. Il était dans sa chapelle à moitié couverte d’échafaudages, mais où un coin était tout de même réservé aux prières de la maisonnée ; sur une herse quatre cierges brûlaient sous un crucifix de bronze. Herbert, à genoux devant son prie-Dieu, finissait ses dévotions – dame Aelis et ses filles se levaient déjà pour quitter la chapelle.
La vieille dame marcha droit à la herse, et prit les cierges, qu’elle éteignit un à un,
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